Armenthère Jul.

 

 

Armenthère Jul, 25 ans, travailleur précaire, gère la page facebook « Ecrivains en devenir… » depuis plus d’un an et demi. Par cette page, il cherche à faire de son projet de roman « Vers le cimetière les éléphantes n’ont ni queue ni quête… » une performance littéraire. Le roman n’est plus vu dans sa finalité mais comme un atelier de travail dans lequel s’immisce le lecteur. Il divulgue donc les nombreux textes et nouvelles qui font évoluer le fond comme la forme.

Chapitre II, extrait du roman « Vers le cimetière, les éléphantes n’ont ni queue ni quête… », un fou emprisonné dans un hôpital psychiatrique retrace sa vie, le meurtre, l’unique moyen d’expression et de création.



II.

Une caisse, toujours la même – clinquante, sombre comme un fond d’cave – un bijou ! – a fait crisser ses pneus sur les graviers du bitume défoncé d’la cour… comme tous les jours. Au début, tous les jours… puis deux fois d’chaqu’. Il y a pas beaucoup d’caisses comme celle-là ici, les grands barreaux à la fenêtre ne m’la cachent pas. Un bonheur ! D’habitude, c’est plus des camionnettes blanches, des camionnettes noires… des hommes en blanc, des hommes en noir. Des gens tristes… Des fois, ça rigole un peu – il y a toujours un truc qui fait qu’ça se calme… le grincement du portail vert rouille, un sanglot monotone, le silence indigeste… la force du lieu certainement.

Celle-ci d’caisse est spéciale – bourgeoise – ostensible – ostentatoire même – rien à voir avec une caisse quoi… C’est toujours la même ronde, clignement des deux phares rouges, craquement du frein à main… le sourire… le bronzage… Le téléphone portable, la tête baissée dans l’volant, pour s’cacher… – dernier message à une maîtresse, ou aux enfants, ou à la dame… les ondes courent le long de la carlingue, bondissent contre les murs et s’envoient en l’air… « Tou va bien ici je rentreré certainement + tar ce soir, je t’m »… Le visage se relève, le sourire s’efface, la portière baille… La blancheur de la blouse qui sort, pure… immaculée… Mais sale ! Pouah ! une horreur d’crasse ! Elle reflète au soleil un je-ne-sais-quoi d’affligeant, de désespérant – une cape de templier… ça sent le vomi à cent bornes, la gerbe, la bave, l’hémoglobine, les méninges lavées à la javel, à l’acide... Ça remue la crève, l’Inquisition chez c’type… Connard ! Ça lui plait de piler de tout le poids d’sa tonne dans la cour du jardin ! plaisir pervers, malsain… Nous réveiller, dire : « Attention les abrutis, j’suis là ! » El dictateur voilà comme ils l’appellent ce type… Je l’aime bien moi… Mais il fait peur. Vu d’en haut, il paraît rien. Vu d’en haut, un type pas bien différent des autres, du jardinier, du concierge, des croque-morts, et des passants, des chiens qui viennent pisser... Je l’préfère d’en haut…

Il fout sa sale trace sur l’gravier, et le vent se lève, toujours… enfin… le vent s’colore ocre… – bruissement des feuilles, nuage poussiéreux – les platanes dérouillent leur carcasse tordue et arthrosée… que ça t’chasse toute c’te poussière, les gaz d’échappement, les odeurs d’usine… Le grand blanc t’époussète ça d’un revers de branche, comme le font les nouveaux riches, les snobs… la figure bien droite… le menton relevé par un fil invisible tendu d’on ne sait pas trop où, par on ne sait pas trop qui. Dieu ? Peut-être… Qui sait !

Les nouveaux riches… les platanes, y sont pas tout neuf, y seraient même bien vieux… Un peu ras les racines d’être des seigneurs feuilles d’herbes en vassaux… jonquilles blêmes… rosiers défraîchis qui toussent, qui crèvent… ça dégueule le carbone les rosiers ! Même la fontaine, qui n’a de fontaine que l’nom… même elle, elle a perdu tout sens… ça fait bien longtemps qu’la plomberie en pisse plus une larme… et les feuilles mortes qui stratifient… et personne pour les dégager… étouffée, quasi crevée, cancéreuse, la fontaine ! Des malades, ouais des malades, voilà ce qu’ils dominent les platanes, voilà leurs royaumes… une cour des moroses entre des murs gris-béton ! Un hosto ouais, rien de plus… un mouroir même, rien d’autre !

Les vivants en état… ici… ils se barrent b’en vite… le soir dès qu’le soleil dit bye-bye… Magnétiques… terrifiantes les nuits avec vue sur la cour… Une crête de brume désaxée s’échappe du sol, du gravier, des murs, des barreaux, des meurtrières des sous-sols… la lourde bâtisse, par tous ses naseaux ferrugineux, recrache des effluves de fumées glaciales, tragiques… Elle semble presque vivre, cette bâtisse… La vie minérale prend place et glace les cœurs… Les vivants… ici… ils s’barrent bien vite… Ou alors ils sont de l’autre côté, mâchouillés comme les pétales des tulipes ternes et grises des bacs en béton, derrière des barreaux rouillés… les quat’ saisons en enfer… et puis c’est tout…

T’es vite fou ici ! Comme les Cinq Seigneurs de la cour – les platanes – y bougent pas ! ils l’feront sans doute jamais ! ou ce s’ra tronçonné, débité, qu’ça fasse un cure-dent, du compost, du bois de chauffage pour les hippies. Du temps, ils prennent la poussière… et ils rêvent… Carbone, oxygène ; Carbone oxygène ; Carbone oxygène… des cauchemars chlorophylles… ça rêve un platane, ça rêve d’être une caisse – clinquante et sombre – d’se barrer… vite partout nulle part… Y font ce qu’ils peuvent. C’est déjà beaucoup. C’est jamais assez… Ils poussent, de toutes leurs forces. Les racines arrivent bien à gratter quelques nouveaux territoires. Mais plus ils poussent, plus ils poussent – les pauvres – plus ils s’enfoncent… plus ils s’enferment… Jusqu’à crever… Pauvres platanes et leur volonté de puissance – dé-terri-to-ria-li-sa-tion sauvage ! Figés à tout jamais, dans cette même terre qu’ils connaissent trop bien. Y connaissent qu’ça, la terre… ils regardent naître leurs propres vers… le ver solitaire… Puis y d’viennent méchants les seigneurs… hargneux… tout tachetés… attrapent la myxomatose… ça déprime sec… ça s’suicide un arbre !

Ça veut crever, mais t’auras bien un PUTAIN de jardinier qui viendra rattraper le coup, qui f’ra tout ce qu’il faut en onguents en soins en médecine… qu’les passants le voient pourrir de vieillesse qu’Mamie puisse faire pisser son clébard qu’un pauvre type bourré y rentre dedans… Les gens aiment ça, les choses tristes… Mais oui mais c’est triste mais ça fait jolie ! ça donne bonne conscience, c’est la charité ! Mamie est contente… elle pourra crever tranquille, rejoindre son paradis… arrêter de faire chier Papi qu’est au tombeau… arrêter de gaver son clébard-tonneau. Puis quand un type kiora forcé sur la fumette viendra froisser sa taule un peu trop sec, on prononcera la sentence… fatidique… COUPABLE ! Alors on le décapitera ! Qu’il crève cette charogne de Platane ! Qu’il crève ! Mais c’est d’sa faute au platane, il avait pas qu’à être là, hein !? C’est pas grand-chose le beau… Ça dure jamais très longtemps… Ou alors c’est que ça l’est pas vraiment…  

Ce pauvre seigneur qui demandait qu’à crever, il crève… plein de tristesse, les branches en chaînes… bandoulières damnées de nœuds… sève dépressive… On le lynche, les gens lui crient d’ssus, lui saignent l’écorce à la lame papillon… « Putain d’Platane a toi mon fils mon amour ta mère ta sœur ta tante ta femme qui t’M »… On lui jette des fleurs… des tonnes de jolies fleurs, avec de belles couleurs pourpres qui s’fanent… mais c’est pas pour lui… On sera content de le voir crever ce seigneur ! A mort le ROI ! Enculééééé ! Les gens font des révolutions pour des débilités ; ils achèvent un travail d’jà commencé... naturel… et ils le remplissent de tristesse et de haine… Y aiment ça les gens… la haine. Ça les fait tenir ; ça les fait s’presser… Ils vont pas bien loin les gens avec leur haine… Au moins ils y vont vite. L’air qui fouette… Le vide. La GRANDE PEUR ! Y’a qu’ça qui les intéresse…

Dans la haine venteuse et poussiéreuse, la clinquante portière de la clinquante voiture râle un soupir confortable de fermeture… Au Bip-Bip, les arbres livides s’ébrouent un dernier instant… puis se glacent, la sève figée dans les artères thoraciques. Les pâles particules de terre retombent… souvenirs méticuleux des évènements… Tout semble reprendre forme, s’efface dans la mémoire douloureuse d’une cicatrice pneumatique sur le terrain aride ; tout semble… et pourtant… les tulipes se rétractent dans leurs pétales déprimés… le silence se brise… Une première, longue… lancinante… complainte se déploie… cantatrice mélancolique… beuglement outrepassant les limbes… filant… lent… grave… le long des fers corrodés des gouttières… ricoche, vibrant sur les vitres des fenêtres métalliques du bâtiment B. A peine essoufflée, il attire un cri suraigu… puis un autre, un autre… et un autre ! Palpitant de toutes parts… des cris effroyables… qui foisonnent en une multitude animale… Aboiements glapissements strangulations mugissements lamentations miaulements… vacarme symphonique… humain… barbare… Les platanes paraissent se défendre, reculer de quelques dixièmes de centimètres… apeurés… Des flopées de pigeons s’exténuant de terreur claquent des ailes, décollent dans le ciel brûlant. Ils reviendront… n’ont que là où aller… Se déchaîne le chœur pénible des bêtes en cage… plusieurs secondes durant, de longues, interminables secondes… Des cellules, elles agrippent les capitons, déchirent les matelas, tapent aux barreaux des fenêtres à se casser tout l’squelette, ruent de toutes leurs cordes vocales. Les hommes en blanc, ça les rend folle… tout sec – tout arthrosé… Le blanc… voilà ce qu’on leur propose… du blanc du sol au plafond, des arbres blancs, des barreaux blancs des médecines blanches des matelas blancs des fringues blanches… du blanc blanc ! Des couleurs, elles risquent pas d’en prendre… Pas comme le doc’ avec son ton halé des Seychelles… Le Purgatoire ici bas, c’est tout ce blanc… c’est d’se vider le cul, les tripes à surtout pas bouger… pas bouger en rêvant d’ailleurs…



Armenthère Jul.

 

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