V

 

 

Schéhérazade II.

 

Renvoyée tant de fois à moi-même que j’hésite à me montrer. Me terrer et me taire, vivre cachée sous les patères, dans les plis des vêtements pendus, dépouilles odoriférantes des spectres familiers. Dissimulée, dissimulatrice – oh, pas menteuse, non ! -  juste secrète et solitaire… Voyeuse.
Le damier bicolore (jaune et grenat) du carrelage est un lac ciré sur lequel les images glissent, fugitives. Damier ou échiquier : damer le pion à ceux qui me cherchent, mater le roi quand il est nu et s’exhibe devant sa psyché, qu’il se branle debout face au miroir en pied. Mouiller ma culotte en coton blanc quand le roi se fait foutre, commune liquéfaction, chacun à sa façon. Nous avons tous nos petits secrets.
Ce matin, en montant mentalement l’escalier du palais, j’ai croisé, qui en descendaient, les voiles noirs de la reine déchue. Le roi a crié mon nom, m’a appelée l’élue, mais j’ai dit non. Non, mon roi, moi je suis, encore aujourd’hui, la suivante, celle du lendemain, de la mille deuxième nuit. Je veux rester l’inaccessible possibilité, le désir inassouvi que mon absence attise, le miroitement d’un leurre dans le tunnel de vos insomnies.
Je brûle mais je me calme dans les draps frais lavés qui sentent l’herbe du verger. Je me fais oublier, je m’enfuis des mémoires, je deviens impalpable. Couchée entre les draps, à nourrir ma jeunesse en décomptant les jours, pour revenir à pas feutrés dans la tourelle de mon observatoire.
Le roi est nu mais il se meurt et le prince héritier piaffe dans les coulisses.  C’est mon heure, j’apparais. J’entrouvre les rideaux et les rides s’effacent sur le front en sueur du roi agonisant. Il m’aperçoit et dit : « C’est bien toi, la suivante ? ». Cette fois, je dis oui. Oui, oui, oui, je n’ai plus peur, je ris. Je retrouve les gestes que je n’ai jamais faits. Je ne suis plus de bois, je mets le feu au roi, mes cuisses le tenaillent, mon vagin l’engloutit et le dauphin s’étrangle, qui guettait le soupir terminal de son père affaibli.
C’est la petite mort qui emporte le roi tandis qu’il m’ensemence. La mille deuxième nuit tire à sa fin et le prince se tire une balle en plein cœur.
Sur l’échiquier, mon pion s’avance, le fou biaise, craintif, le cavalier fait un écart.
***
La pluie tape au carreau, réveillant la petite fille à demi-étouffée sur le pardessus d’alpaga tombé de sa patère. Elle a fait des rêves de femme et elle a honte. Tant de fois renvoyée à elle-même, elle n’ose pas se montrer. Elle jette un dernier coup d’œil à l’échiquier jaune et grenat sur lequel la partie un jour va se jouer. Elle sera la suivante : elle n’est pas encore née.

 

Jo Hubert

 

 

 

Lèse-Art | Revue ReMue n°29/30| web design Boris Dutilleul