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Jean-Paul Gavard-Perret

 

 

 

 

 

MURMURES  DU TEMPS

  

Aurore de Sousa, L’Ombre Nue, textes de Marcel Cohen, Editions Créaphis, Paris, 120 pages, 19 Euros.

 

« Je ne suis jamais parvenu à désencoigner cette crevasse de silence où tout tombe d'abord en moi »  (Maurice Blanchot)

  

Chez Aurore de Sousa la mémoire est moins un instrument de référence qu’un lieu de découverte à l’épreuve du temps entre passé et présent. Un éternel présent - tragiquement provisoire – où s’arrime sa Recherche du temps perdu mais pas oublié. Elle voit son passé portugais rejaillir non en pauvres guenilles mais en des linges précieux. Elle les « repasse » à sa manière dans différents jeux de paradoxaux effacements ou brouillages. En des jeux de miroirs aussi auquel  elle soumet - entre autres - de vieilles photographies familiales.

 

Plus que la mémoire, la fabrique de sa Recherche tient à la perception qu’elle en a et qu’elle en offre à travers ses (re)prises. La mémoire en effet n’est qu’un réflexe conditionné. Et ce sont, pour tout être, les poils hérissés de l’attention qu’on porte au présent qui rendent indélébiles les images. Le butin « brut » des images simplement exhumées ne serait qu’un leurre. Aurore de Sousa le sent, le sait. Les vieilles photos pourraient empêcher de vivre et de faire vivre les images. La remémoration ne serait qu’un exsudat de l’angoisse. L’artiste va donc  au-delà. Elle puise dans le donjon inaccessible non de certaines tours de son pays d’origine mais de son inconscient en œuvre dans sa création. Cela permet de faire dysfonctionner les apparences antérieures pour d’autres relevailles.

 

Si l’artiste se saisit d’arpents de son passé c’est pour qu’il devienne en quelque sorte de « seconde main » et permette d’envahir le présent sous le sceau de bien plus que la simple nostalgie. Aurore de Sousa par le rapprochement des images du passé et leur recréation en diverses variations invente ce que Proust nomme une  « mémoire involontaire ». Si bien que si le souvenir prend sa source dans la tristesse, l’anxiété ou la peur de l’être la photographe lui accorde une autre noblesse. Rapprochant deux temps, elle ne fait pas du présent la dupe consentante du passé. La résurrection proposée n’a rien d’un plagiat.

 

Si les images retrouvées révèlent du réel passé, l’artiste ne se laisse pas dicter sa conduite plastique par lui. Et si le passé est souvent la pierre d’achoppement de l’édifice artistique, la créatrice est plus fascinée par la recherche de son langage  que par sa madeleine proustienne trempée dans du thé. C’est de l’écume du présent, de l’instantané de la prise et de son traitement  que surgit la profondeur d’une œuvre. L’imagination tisse par effet de frises un cocon autour de la chrysalide aussi frêle qu’abstraite du souvenir. Toute la profondeur de l’oeuvre peut donc tenir dans le puits d’une banalité insondable. Pas même une tasse : une photo jaunie et oubliée suffit.

 

Aurore de Sousa rappelle que tout ce qui est plongé dans l’espace et le temps possède une imperméabilité abstraite. La seule rencontre possible entre passé et présent se fait  par la création de phénomènes lumineux et d’évènements périphériques qui entourent l’image première. Elle demeure présente mais déformée en quelque sorte non dans l’irréalité d’un délire comparable à celui qui fait croire que l’azur du ciel est immense et rond mais de manière à permettre de comprendre comment l’énigme du temps la modifie au sein d’un épanouissement et d’une révélation. La valeur de victoire du temps sur le temps passe de la victoire du temps à la négation (certes toujours provisoire) de la mort. Toute image passée peut donc (re)trouver sa place dans le puzzle de la vie.

 

En une telle œuvre, entre passé et présent bien des affects se meuvent. Ils restent le centre de gravité de l’œuvre. Et l’artiste tente toujours de conquérir une cohérence de reprises en reprises, de variations en variations afin d’atteindre des sensations restées inconnues. Toute l’expérience affective et artistique est donc mythique : entendons une manière de lutter contre le temps. Par effet d’ombre (et donc de lumière) il est donné dans l’exaltation de la paradoxale éternité de la prise et des ses emmêlements déconcertants de temps et de plans. Si bien que l’artiste pourrait affirmer comme Harry Matthews  « Je ne regarde à l’arrière qu’avec mon vieux visage à venir ».

 

La mémoire d’Aurore de Sousa n’a donc rien de romantique. Mémoire et romantisme ne sont pas chez elle les deux balanciers qui reposeraient sur leur oscillation réciproque. Sortant ses images du symbole, ce qu’elle construit n’obéit qu’à une nécessité interne. Il ne s’agit plus de relations d’évènements passés mais de faits de langage développés loin de la trivialité  des enchaînements psychologisants et des faits.

 

Il existe un abîme entre les traces du passé et la magie de l’imaginaire, entre platitude de la “ nature ” et métamorphose de langage. Dans l’entretoise de ces oppositions la créatrice fait surgir ce qui ne voit pas : à savoir un autre substrat. C’est une perception « instinctive » et une suite d’impressions expérimentales au sein d’une recherche qui mêle l’intelligence et  l’émotion. Elle remplace le réflexe mémoriel par effet de cascades et ouvre à un univers tiré d’obscurités intérieures.

 

En aucun moment – et même dans ce qui peut ressembler à des autoportraits – Aurore de Sousa ne monte son « je »  en épingle. L’arithmétique artistique se doit d’oublier les phénomènes narcissiques ou n’est pas.  Elle ne représente pas cependant une simple extraction de tels phénomènes. Son excavation n’est pas de l’ordre de l’obstination à incarner de l’idée mais, à l’inverse, de la volonté de la corrompre. Et soudain, si elles ne peuvent plus se « panser »,  les choses se pensent ou se rêvent dans une sorte de berceuse d’une réalité invisible.  

 

Aucun risque pour l’artiste de faire de sa mémoire ce que Pascal Quignard en dit :  « La mémoire est au secret ce que le boomerang est à l’aborigène : le retour du bâton ».   Chez la créatrice la mémoire ne dérobe pas la vie. Ici le secret permet l'éclosion de la seule manifestation de la lucidité.  Il jaillit par le langage obligé fait de silence ou de recueillement. L’artiste en conserve jalousement la flamme, l’ombre, son suspens, son vertige, sa lumière. Le secret est donc à l’inverse de la mémoire. Ce n’est pas un instrument de référence mais de découverte. Une fois éventé, il en reste toujours un autre en suspens dans les puits obscurs de la nuit. Aurore de Sousa s’y attache, s’y « colle » à nouveau jusqu’à percer son ombre ou atteindre sa nudité.

 

Le secret reste dans l’image toujours plus hallucinant que dans la pensée en mots. Il tue ou fait des êtres des vivants. C’est le refuge pour la scène qui manque, la poche consacrée aux métamorphoses de l'absence. Contre la nostalgie  qui dès qu’elle apparaît se coagule, mord la peau de l’inconscient, s’y introduit et y pantoufle comme un ministre à vie, l’artiste invente une autre clarté sur le manque que toute nostalgie induit. A ses vomissements noirs, à ses goudrons visqueux fait place une ombre plus légère. Par son œuvre l’artiste ne cherche donc pas un refuge. Son travail demeure toujours ouvert au sein de ses séries. Chacune appelle un « à venir » un « work in progress » loin d’un palanquin de larmes.

 

 « L’ombre nue » garde le mérite de rappeler la filiation de l’image avec le conte donc du signe et du sacré. Les œuvres retenues dans le livre nous regardent d’une drôle de façon. Quelque chose s’y noue très vite. C’est pourquoi il ne se quitte pas et laisse au ventre et dans la tête des traces affûtées.  Reste le trajet même d’un trouble. On désire le reconnaître au plus près. Comment dès lors s’empêcher  de tenter d’en devenir une sorte d’amant préféré ? De pages en pages, d’images en images, un baiser court infiniment plus vif et troublant que le baiser.

 

 

 

 

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