VIVRE
« Il lui semble qu’un livre s’écrit tout seul derrière elle, juste en vivant, mais il n’y a rien… »
Cette phrase-là était entrée en elle au cours d’une lecture. De temps en temps, elle resurgissait, s’imposant à sa conscience comme un mantra.
« … il n’y a rien… »
Rien ? Pas de traces ? Cela signifie-t-il que l’on traverse le temps sans s’inscrire dans la mémoire du monde?… Cette idée l’avait révoltée.
La première fois que la phrase s’était imposée à elle, elle avait 20 ans… Le miroir lui renvoyait l’image d’une femme jeune, dynamique, au regard vif, au menton volontaire… La pensée que rien ne resterait derrière elle lui parut insupportable. Elle décida qu’elle s’infiltrerait dans la mémoire du monde.
D’ailleurs, depuis longtemps déjà, elle connaissait sa raison de vivre…
Elle l’avait trouvée, sa raison de vivre, alors qu’elle était toute petite… Enfant solitaire, elle se glissait dans la bibliothèque, faisait tourner lentement le tabouret de velours noir et s’installait devant le piano. C’était un moment de recueillement. Elle savait que si elle posait un doigt sur une des touches, qu’elle soit noire ou blanche, il se passerait quelque chose de magique : un son quitterait le meuble, s’insinuerait puis se répandrait dans la pièce qui ne deviendrait plus que vibrations… Dans cette bulle frémissante, le temps n’existait plus et l’espace prenait des dimensions infinies… Elle s’y sentait bien.
Ses parents n’y comprenaient rien : « Cette gamine est trop solitaire. Ce n’est pas bon. » disaient-ils. Et ils la renvoyaient dans le jardin où l’attendaient sa cousine et son petit vélo. Mais, au premier prétexte, elle revenait dans la bibliothèque.
Alors il fut décidé qu’on lui donnerait des leçons de piano.
Elle apprit à faire chanter l’instrument avec tous ses doigts, avec tout son corps… Elle apprit le poids de la main, la souplesse de l’épaule et la connivence du cœur. Ce n’était plus une note unique qui emplissait la bibliothèque, mais une vague qui balayait tout. Les livres qui tapissaient le mur, généralement si bavards, se taisaient. L’atmosphère devenait musique, un océan qui gonfle et se retire…
C’est à ce moment-là qu’elle comprit que la musique était sa raison d’être …
Lorsque, un peu plus tard, la petite phrase s’insinua à nouveau dans ses pensées, elle se regarda dans le miroir. Ses traits s’étaient affirmés. Son regard s’était concentré. Elle se sentait gonflée de vie. La musique ne la quittait plus… Les traces ? Elles seraient dans la mémoire de ces mélomanes qui viennent communier avec le piano dans ces grands temples que sont les salles de concert.
Et elle poursuivit son chemin.
Elle eut un jour l’impression que le piano ne lui suffisait plus. On disait d’elle qu’elle était une excellente pianiste… Elle rêva de diriger un orchestre.
Elle apprit à écouter les sonorités, à vivre les rythmes. Elle apprit les timbres instrumentaux. Elle apprit les signaux convenus, le maniement de la baguette… Elle travailla longtemps sous la direction des plus grands. Puis, un jour, elle se retrouva à la tête d’un orchestre.
Depuis, elle sillonne le monde.
Elle est celle qui donne la vie à la musique. Elle est grosse d’une centaine de symphonies. D’un clignement de paupière, elle libère le chant de la flûte ; d’un doigt, elle lance la plainte du violon ; d’une main, elle déchaîne les cuivres… Et lorsque, face à l’orchestre, elle ouvre les bras, elle a la sensation de faire éclater le monde…
Elle a presque soixante-dix ans aujourd’hui. Elle n’a pas besoin de se regarder dans le miroir pour savoir que le temps a buriné son visage.
Il arrive encore que la petite phrase vienne sonner à son oreille… Des traces, elle sait maintenant qu’elle en laissera derrière elle : de petites plaques métalliques portent partout sa musique…
Mais, finalement, qu’importent les traces !
Hier, elle dirigeait l’Oiseau de feu. Devant une salle envoûtée, elle revivait le conte fantastique. Elle entraînait les cordes graves dans l’angoisse de l’ouverture. Elle faisait surgir, avec le jeu des harpes, des vents et des bois, l’oiseau fabuleux au plumage incandescent. Pour lutter contre les forces du mal, elle libérait les bassons, les cuivres et les percussions …
Après les derniers mouvements de l’apaisement final, il y eut dans la salle un grand silence. Le temps s’arrêta. Le souffle magique d’un instant de communion totale traversa l’espace…
En posant sa baguette, elle se sentit pleine d’amour.
Qui donc parlait de traces ?
L’important n’est-il pas de vivre de pareils instants ? De porter en soi l’océan de la musique et d’avoir, à chaque concert, l’impression de communier avec le monde ?
Josette Henin
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