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Lèse-Art Re-Mue

RE-MUE revue littéraire des lézards en mutation permanente.

Chaque mois, RE-MUE donne la parole à un nouvel invité

  N °8

 

Notre invité Christian Erwin Andersen

 

Jo Hubert et Boris Dutilleul ont interviewé le poète Christian Andersen pour les lecteurs de ReMue.

Christian Andersen nous reçoit chez lui, dans les faubourgs de Charleroi.
 

 

 

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Christian, être né et avoir grandi à Charleroi, est-ce un handicap ou un atout pour un poète ?

On ne choisit ni de naître ni le lieu où l’on naît. Il est évident que le milieu dans lequel on naît a une influence sur ce que l’on devient. Pour ma part, je suis issu d’un milieu social très modeste : un père ouvrier, une mère femme de ménage, un frère et une sœur. Nous avons vécu très péniblement pendant les dix années qui ont suivi la fin de la guerre. Nous étions très pauvres et ce fait a eu des répercussions sur mon évolution. Quant à Charleroi, c’était, dans les années soixante, une ville industrielle très impressionnante, on ne peut qu’avoir été marqué par les sorties d’usines. Il y avait quinze, vingt, trente mille ouvriers qui sortaient à chaque pause des usines de La Providence. C’était impressionnant, ce flot qui se déversait dans la rue, trois fois par jour :

deux heures de l’après-midi, dix heures du soir et six heures du matin. Je garde en tête ces images où tout le monde trimait pour reconstruire le pays détruit par la guerre, où il s’agissait, pour les capitalistes, de se faire un maximum de fric. On mettait tout le monde au travail… J’étais à La Providence, à l’âge de quatorze ou quinze ans,  j’y vendais un journal d’extrême-gauche qui s’appelait « La Lutte ouvrière ». Par la suite, j’ai été sinistrement marqué par le déclin économique de la région, par les dégâts faits à l’environnement…

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Après avoir évoqué ton enfance « carolo », pourrais-tu nous dire quelques mots au sujet de ton ascendance scandinave qui semble t’avoir beaucoup marqué… 

 

C’est une question qui m’intéresse beaucoup car, moi-même, je m’interroge souvent pour savoir quelle est la part scandinave en moi, si elle existe. Je dois bien admettre que mon comportement n’est pas celui de Monsieur tout-le-monde, je fais preuve de certaines originalités dans ma façon d’être ou de penser. Je me dis alors qu’il y a peut-être du scandinave en moi ! Eric Boyer met en exergue un trait de caractère singulier. Il dit que les Scandinaves sont très soucieux de laisser derrière eux une bonne impression. Un homme dont on dit du bien après sa mort est un homme qui a réussi sa vie. Moi aussi,

j’en suis convaincu. J’ai souvent dit à mon fils : « Essaye que, plus tard, on garde un bon souvenir de toi ». Chez le Scandinave, sa réputation, c’est son honneur. Mon père est né en Belgique de nationalité danoise. Il est devenu belge à sa majorité. Mon grand-père, qui était primo-arrivant, est mort en Belgique avec la nationalité danoise. Je sentais, dans l’éducation que m’a donnée mon père, des traits qui n’étaient pas d’origine latine, une certaine rigidité, peut-être. Ce même défaut, j’en ai hérité en partie : cette obstination, cet acharnement à réaliser ses rêves, pour le meilleur ou pour le pire… Parfois, je me suis félicité d’être jusqu’au-boutiste, surtout quand il a été question de traverser le désert.

On a beau nous dire qu’il n’y a pas d’hérédité du souvenir, de l’éducation, de la culture… L’enfant apprend par mimétisme tout comportement particulier, physique ou psychique, de ses parents, il l’enregistre et le reproduit. Cela influence toute son existence. La plupart du temps, les adultes ne s’en doutent pas. Pour moi, c’est un bonheur que d’avoir capté une part de cet héritage scandinave. Les Vikings ont été des précurseurs dans beaucoup de domaines.

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Quelle sont les qualités nécessaires pour faire un poète ?

 

Ce qui compte, en poésie comme dans tout le reste, ce n’est pas l’éducation, c’est intelligence. Elles ne vont pas forcément de pair. Pour un poète, l’écriture n’est qu’une technique. Ce qui compte, c’est le regard du poète, c’est la perception, la philosophie poétique. Il faut vivre en poésie.

 

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La poésie doit-elle nécessairement passer par les mots, par le langage ?

 

Quand j’ai abandonné le bouquin que j’écrivais  en mai 1982 et que j’ai quitté la Belgique pour me transporter dans le Sahara, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir cessé d’être en poésie. Ce que je faisais était de la même nature que lorsque j’écrivais. J’ai posé mon stylo, je suis parti dans le désert et j’ai continué à vivre en poésie. De même, quand j’ai dû renoncer à retourner au Sahara à cause d’une grave blessure à la jambe, je me suis remis à la poésie écrite, avec pas mal d’appréhensions mais la transition n’est faite sans accrocs, en douceur.

 

 

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La période saharienne a donc été une sorte de  continuation, de maturation dans ton écriture ?

 

 

C’est là, dans le Sahara, que je me suis rendu compte de ce que l’on pouvait très bien vivre non seulement en-dehors de toute présence humaine mais aussi sans objets autour de soi. Car le désert se distingue de tous les autres milieux par le fait qu’il ne contient pratiquement aucun objet fabriqué par l’homme. On ne voit que de la nature, minéraux ou végétaux. C’est un monde sans objets. C’est alors que j’ai réalisé à quel point, dans notre société,  nous sommes assaillis par la profusion des objets. On tourne la tête et le regard est sans cesse sollicité par des objets. Nous avons le cerveau encombré.

 

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Quand tu parlais de ton expérience saharienne, tu donnais l’impression de vivre dans un instant où il n’était pas nécessaire d’écrire. Ton aventure saharienne a-t-elle été pour toi une expérience « mystique » ?

 

Cela n’a pas d’importance, je crois. Cela peut avoir été mystique, je ne me suis jamais posé la question. Ce qui m’importe, c’est de vivre les choses, c’est beaucoup plus important que de s’attacher à leur donner un nom. Souvent, quand on nomme les choses, c’est que l’on est déjà passé à côté. On m’a parfois comparé à Charles de Foucauld ! Je répondais : « Oui mais lui disait qu’il avait rencontré Dieu. Moi, je ne l’ai toujours pas rencontré ! ». Ce genre de réflexion était souvent ironique. Je ne me suis jamais demandé si mon comportement était mystique..

Sans doute, par moments. Je ne crois pas que ce qu’on appelle « la cohérence de la pensée » ait une grande importance. Il faut pouvoir changer d’idées, ne pas toujours penser de la même façon. Il faut réinjecter de l’aberration dans notre façon de penser. On a besoin d’absurdité, sans quoi on devient fou !  On nous a enseigné qu’il fallait tout comprendre, tout expliquer. Cela est absurde ! Pendant que l’on se casse la tête pour trouver un nom aux choses, la vie passe, elle. Et qu’est-ce que la vie, sinon une tentative de s’ouvrir le plus possible ?

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Quand on lit tes écrits, on a l’impression qu’il y a un épurement absolu mais en même temps, paradoxalement, une recherche constante de la place du mot dans le texte.

 

Si je veux savoir à quel point on s’est fait enc… , je dois aller voir quelles saloperies il y a derrière chaque mot. De là cet acharnement à vouloir démasquer chaque mot. Quand je l’ai bien démasqué, je produis une petite phrase innocente, comme ce texte, publié en 1976 et qui montre que déjà, à cette époque-là, je n’étais plus dupe :

 

 

 

« Dépouillées le ombres
ne reste que la nuit
que la pâleur des phalanges
dans la tourbe des mains
et le chant du rasoir

au détour
l’homme sait le meurtre
sous le loup du rire
où le masque des babines
le bouche qui tue
et le crochet du boucher

dépouillées les ombres
assumée la nuit
l’éclisse d’un mot souvent
hale remugle et rémanence
hors les soutes du ventre
les psaumes disent
la saga des vents contraires
et des oiseaux frileux
nichent dans les yeux. »

 

 

 

 

C’est là le texte de quelqu’un qui ne se fait plus d’illusions sur la nature humaine, qui sait que celle-ci ne changera pas. Derrière chaque mot, en effet, je recherche la vérité, qui est contraire à l’opinion que l’on se fait généralement des choses. J’éprouve un malin plaisir à bousculer tout ça pour dire aux gens : « Vous voyez, vous croyez que ça signifie une chose mais c’est juste l’inverse ! ». Les gens ont besoin qu’on les éclaire. Le rôle du poète est important. C’est le poète qui décide si un mot peut entrer dans le langage commun ou s’il ne doit pas y être. Ce sont les poètes qui sont les véritables normateurs de la langue, pas les romanciers, mais les poètes avec toutes leurs expériences d’alchimistes. La voix du poète, c’est la voix des dieux, depuis l’Antiquité. Bien sûr, c’est l’homme qui a inventé les dieux, pour se donner un modèle de développement personnel. Il a fait une projection mentale de la meilleur part de lui-même et l’a placée au firmament. C’était ce qu’il voulait devenir. Il y avait autant . de dieux qu’il y avait d’hommes sur terre. Chacun avait son idée de ce qu’il voulait être, et c’était son dieu. Les hommes avaient créé les dieux, ils leur parlaient et ils attendaient que les dieux leur répondent. Comme les dieux ne répondaient pas, on a inventé les oracles. Ceux-ci ont été à la fois les premiers prêtres et les premiers poètes.


Dans la voix des poètes, il doit y avoir quelque chose de la voix des dieux.

 

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Faire de la poésie, ce serait donc reprendre contact avec la part divine que l’on a en soi ?

 

Oui. Comment peut-on écrire un poème en y parlant de canettes de bière, en y introduisant des mots vulgaires qui n’ont aucune histoire ? Chaque mot doit avoir son histoire personnelle, à l’image des êtres humains. Certaines histoires sont nobles, avec des faits qui valent la peine d’être rapportés mais d’autres histoires sont insignifiantes. On ne peut pas faire de la poésie avec n’importe quel matériau.

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Puisque tu parlais tout à l’heure d’alchimie, dirais-tu que le poète est aussi celui qui a le don de transformer le plomb en or et que, peu importe le matériau de base, il peut en faire quelque chose de beau ?

 

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Le poète peut tout essayer mais c’est un être vulnérable et fragile, d’autant plus que sa sensibilité est souvent exceptionnelle.

 

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Etre poète, c’est plus un état qu’une fonction ? C’est être plutôt que faire ?

 

 

 

C’est être plutôt que faire. Si on ne naît pas poète, on ne le deviendra jamais. La vie nous raffine, on monte en qualité, on acquiert des éléments nouveaux. Je crois que le poète reçoit un don à la naissance, quand sa mère le met au monde. Il ne faut pas gaspiller ce don quand la nature nous l’a accordé. Je me sens obligé de protéger ce don, ce qui me force parfois à une attitude intransigeante. Je suis carré dans ma défense de certains principes, qui concernent l’usage de la langue, la façon de faire.

 

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Là, il y a tout de même une obligation de faire quelque chose…

 

On n’a pas le choix, à moins d’être un nihiliste qui en cherche des arguments pour tout justifier. Par contre, si on est engagé, il faut se bouger, il faut oser donner son avis. Si quelqu’un m’envoie un poème, je ne lui dirai pas que c’est un bon poème si je pense le contraire. Je dis bien « si je pense », parce que j’en n’en suis pas sûr, que le poème est mauvais. Parfois, on me reproche d’être sectaire. On me dit : « Qu’est ce qui te permet de dire que ce texte n’est pas bon ? ». C’est simplement ce que je pense. Nous vivons à une époque où on ne peut plus dire ce que l’on pense. Sur Facebook, par exemple, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil…

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A propos de ton nouveau recueil de poèmes (« La défenestration des Anges », à paraître), j’aurais voulu savoir si tu le vois comme une continuité de ton oeuvre, comme une étape ou comme un tournant ?

 

C’est un tournant, en tout cas, je voudrais qu’il le soit. Ce livre-là, ce n’est pas le premier de quelque chose que j’entame, c’est le dernier de quelque chose que je finis. Je vais maintenant passer à autre chose.

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Si tu l’envisages comme un tournant, cela sous-entend qu’il y a déjà basculement vers autre chose ?

 

Oui, parce que j’ai commencé il y a un an à écrire de la prose. C’est une autre écriture. Je ne sais pas si je renoncerai à la poésie, je ne m’en crois pas capable. C’est par la poésie que je suis venu à la prose. C’est un tel plaisir pour moi de pouvoir maintenant m’exprimer, ruer, éjaculer, en prose, que je ne peux que continuer. Si je veux que ce livre paraisse, c’est pour me débarrasser de ce que je laisse comme écrits derrière moi, ce qui n’est pas tellement. J’ai maintenant soixante-six ans. En cinquante ans,je ne crois pas avoir

écrit plus de cent vingt poèmes, ce qui ne fait pas de moi un écrivain prolifique par rapport à d’autres… Je suis sans doute paresseux ou bien alors, c’est parce que j’ai fait du tourisme pendant trente ans dans le désert… Ce qui importe, c’est la qualité. Toute cette période a été celle d’un apprentissage de l’écriture. Je considère que maintenant, j’arrive à la fin de mon apprentissage. Tout ce que j’ai appris, tout ce que je sais de l’écriture, je vais pouvoir l’utiliser pour exposer et travailler mes idées. Je vais devenir un praticien de l’écriture.

 

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Quelles sont les lectures qui t’ont marqué tout au long de ton « apprentissage » ?

 

A l’école primaire de Monceau-sur-Sambre, en cinquième, un vieil instituteur, Monsieur Lacroix, avait remarqué que je connaissais la signification de beaucoup de mots. Il avait dit à ma mère : « Vous savez, Christian, ce sera un écrivain ! ». A l’école secondaire, j’ai eu comme professeur Monsieur Golenvaux, un amoureux de la langue française. Quand il arrivait en classe le matin, il ouvrait sa serviette et il disait, fou d’excitation : « Ah, hier soir, j’ai lu quelque chose de beau ! Je vais vous le lire. » Il lisait à haute voix avec beaucoup d’enthousiasme. J’étais fasciné et j’ai compris alors le bonheur que l’on peut se procurer à travers la lecture. Monsieur Golenvaux

croyait lui aussi à ma vocation d’écrivain et j’ai commencé à croire que cela, effectivement, me conviendrait bien. L’écriture a changé ma vie. A trente ans, j’ai publié mes premiers textes, après des années d’une jeunesse difficile où je sombrais dans la délinquance. A vingt-trois ans, j’ai passé un mois à l’annexe psychiatrique d’une prison et, dans ma cellule, j’ai lu « Voyage au bout de la nuit », de Céline. J’avais déjà beaucoup lu. Je me souviens avoir essayé de lire Nietzsche, à l’époque, mais je ne le comprenais pas. Ce n’est que maintenant, après trente ans de désintoxication de pensée bourgeoise anti-nietzschéenne, que je parviens enfin à lire Nietzsche.

J’ai lu les poètes, Henri Michaux, Werner Lambersy et François Jacqmain, le meilleur de tous, celui que je considère comme le plus grand, avec sa façon posée de construire ses textes. J’ai lu aussi les philosophes, Kierkegaard, Ibsen. Tous ne m’ont pas importé quelque chose. Avec Nietzsche, c’est sans doute Camus qui m’a le plus ébranlé, atteint. Je rejoins son idée sur l’absurdité de la vie. Son roman, « L’étranger », m’a littéralement ravagé. Je ne suis pas loin de croire que la majorité des êtres humains se trouvent dans la situation de l’Etranger. Ils vivent en pleine absurdité, dans une indifférence crasse, monumentale, ils ne comprennent rien à ce qui se passe autour d’eux, c’est atroce. Cela ne changera pas.

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                                 Photo: Carl à Saint Paul et Vence

 

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