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Lèse-Art Re-Mue

Jean-Paul Gavard-Perret 

  N °12

 

 

GERARD GASIOROWSKI  :
PEINTURE, HORREUR, MERDE,  PURETE.

 

 

 

 

 

GERARD GASIOROWSKI  :
PEINTURE, HORREUR, MERDE,  PURETE.


« Le sujet n'a pas d'importance, seule importe cette nappe de peinture qui se coule sur le dessin » (G.G.)


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Pour ceux qui aiment considérer l’art comme pur spectacle de provocation Gasiorowski reste celui qui a peint des toiles monumentales dont certaines avec sa merde et donc à coup de foirades. Cet épisode est loin d’être anecdotique. Hélas on a retenu plus le procédé que ce qu’il engageait en tant qu’avènement iconoclaste. La macula est en effet la
marque de fabrique d’un peintre qui n’a cessé d’engager un combat contre la peinture, son histoire et son milieu. Le travail  de l’artiste (1930-1986) se regroupe principalement en plusieurs séries. Il existe en chacune d’elles diverses  formes de sécession comme le prouve la rétrospective du peintre au Carré d’art de Nîmes intitulée « Recommencer, commencer toujours la peinture ».
Tout au long de son œuvre l’artiste s’est amusé et s’est complu à brouiller les pistes. Après avoir fréquenté l’École des Arts Appliqués de 1947 à 1951 il commence à peindre en 1951 et manifeste un vif intérêt pour l'histoire de l'art. L’ouvrage d’Elie Faure  "L'histoire de l'art" devient sa bible jusqu'à la fin de sa vie. C’est seulement dans les années 60 qu`il fait sa véritable entrée dans le milieu de l'art après avoir interrompu pendant dix ans sa création artistique. Jusqu’en 1970 très marqué par le Pop'art, Gasiorowksi pratique à l`acrylique en noir et blanc et au pinceau la reproduction d'images photographiques à la facture neutre, qu'il organisera par la suite en séries intitulées : « C'est à vous Monsieur Gasiorowski », « L'Approche », « La fuite du côté de Barbizon ». Sa première exposition particulière n`a lieu qu'en 1970 à  Essen en Allemagne.
Au début des années 70 alors qu'il poursuit la disparition de l'image une première fracture apparaît dans son oeuvre avec la série « Les Croûtes » qu'il regroupe sous le titre générique  « Le délire ou les joies de 1’orgueil » . Y apparaissent de violentes coulées de couleur afin que la peinture ne se dissimule plus sous l'apparence ou le prétexte de la réalité. En  1972 il revient néanmoins à une peinture plus mesurée et rythmée par la cadence convulsive de séries. Par exemple dans celle intitulée « les Albertines disparues » il  reprend sur de tous petits formats de vieilles photographies auxquelles il donne des noms de personnages de la littérature française. Il leur donne une date fictive de naissance et de mort afin de créer une sorte de mythologie ou comme il l’écrit de « saga ».
A cette époque  les formats des toiles ne cessent de diminuer. L’auteur reprend d’anciennes séries en les réduisant. Par exemple  sur un format 18 x 13 cm,  dans « Les Aires » (1973) n’apparaît sur une surface blanche qu’une légère trace de V évoquant le vol de l'oiseau perdu dans l'immensité de cette minuscule toile. C’est à cette époque qu’il se met à jouer de la chronologie, à truquer les dates et à superposer les époques dans un savant feuilletage où il se perd quelque fois… Sur une liste établie en 1975, Gasiorowski regroupe sous le thème plus général de Régressions, différentes séries intitulées : « Étant donné l`adorable leurre »,  « Les fleurs », « Les chapeaux », « Les catastrophes » et « Les Faux Picasso ».
Mais dès 1973 une série particulière se développe avec frénésie : « La Guerre ». Celui qui a réinventé et réécrit la propre généalogie de sa peinture et s’est créée une place autoproclamée jusque dans la tradition de la peinture d’histoire en offre à travers « La Guerre »  une figuration très particulière. Tandis que les peintres du genre magnifient généralement les exploits belliqueux Gasiorowski a mis en scène à coup de plâtras l’horreur de la guerre afin de signifier son horreur du pictural même si celui-ci a toujours été, disait-il, son unique problème. Reprenant des éléments entrevus dans d’autres séries « La Guerre » est sans doute la série la plus sérieuse car elle remonte à l’enfance baignée par la guerre et par les jeux de soldats. « Je construisis cette énorme suite, je peux dire énorme car elle m'a pris beaucoup de temps, constituée de tout l'appareil guerrier, chars d'assauts, soldats, plans, tanks, avions... le tout sur papier, la toile étant définitivement abandonnée. J'employais aussi des objets et des jouets que je maculais » écrit l’artiste.
A la même époque apparaît aussi la série  « Les Objectifs » que le peintre définit ainsi :  « une mise en caisse de jouets ferroviaires que je détruis en les brûlant partiellement, le tout formant un spectacle de catastrophe ». De manière concomitante se développent deux séries « Les Fleurs » et « Les Amalgames » qui deviennent la partie solaire d’une œuvre sombre mais qui ose dire enfin le pur plaisir de peindre. Après un temps d’arrêt, en 1976, Gasiorowski élabore et s'attache un nouvel inventaire ou plutôt une nouvelle  fiction : « L'Académie Worosis-Kiga » (anagramme de son nom). Comme dans la série  « La Guerre », la signature disparaît et le peintre apparaît  comme l’observateur de cette pseudo Académie qui reçoit ses statuts, ses ordres et, est placée sous l'autorité absolue du professeur Arne Hammer. Ce dernier clone fonde sa pédagogie sur l'humiliation et la mortification, infligeant aux élèves artistes une cure de dépersonnalisation systématique, en imposant un unique exercice : la pratique de la représentation de son chapeau, puis il attribue aux travaux des uns la signature des autres !
On voit ici apparaître le Gasiorowski pataphysicien qui s’amuse à jouer le collabo teneur de registres qu'il soumet à l'approbation de Arne Hammer et sur lesquels sont consignés tous les noms des élèves, la répartition des classes, le détail du travail personnel du professeur Hammer. L’artiste dénonce ainsi une collectivité qui, acceptant d'être véhiculée par le milieu de l'art, risque de sombrer dans un académisme primaire. L'achèvement de l'Académie fait place à la Renaissance de la Peinture lors du meurtre du Professeur Hammer par l'indienne Kiga. C'est à travers elle que la fiction se poursuit et il construit autour de sa « marionnette »  une civilisation mythologique. Kiga devient la personnification de la peinture et de la pureté. A travers sa figure mythique l’artiste investit tous les territoires de la création artistique et pratique le rite de la Peinture dont Kiga trouve en elle-même la matière. Elle recueille sa merde qu'elle mélange à des plantes aromatiques. Avec ce jus  la prétresse (via son mentor
interposé !)  trace sur le papier, avec les doigts, la représentation de son univers, la famille et les ustensiles quotidiens. Naît ainsi la série sulhureuse « Les jus ». Kiga disparaît silencieusement en 1981 après avoir redonné une origine à la peinture et à Gasiorowski son parfum de scandale..
En 1980 a lieu sa première exposition à la Galerie Adrien Maeght (qui est devenu son ami quelques années plus tôt) : « je m'y trouve à l'aise, c'est une galerie pour moi, elle est adaptée à mon refus, toujours de dédier mon travail à l'argent, donc à un marché. C'est une galerie où je peux avoir, comme dit Malraux, mon musée imaginaire ; je retrouve 1'Ecole de Paris, Mirô, je retrouve Braque, Calder, Léger, Bonnard. Je suis dans une galerie-musée, en ce sens ça me rassure beaucoup, ça a pour moi une très grande importance» déclare l’artiste. Puis il ajoute « Adrien est avec moi comme devaient l’être je l'imagine, les mécènes, c'est-à-dire que l'argent m'est donné, mais sans compensation  et ça, ça me laisse une liberté très grande ».. Gérard Gasiorowski donne encore à Kiga quelques  descendances « Les Paysans » qui construisent une pyramide de Meules, « Les indifférents » qui s'attachent à explorer la nature à la manière d'un devoir de sciences naturelles. Dans le même temps il crée « Les Sables » qui reprennent un travail de recouvrement largement employé auparavant.  Et soudain , par le paysage ,  la création est prête non seulement à renaître mais à atteindre son apogée.
Gasiorowski, en vue de la rétrospective qui lui est consacrée en 1983 à l'ARC, entreprend de  réorganiser (faussement) son œuvre. Il constitue l’ensemble «  Les Amalgames » qui est autant une immense épopée de l'histoire de l'art qu’une mémoire de son travail. L'exposition avec « Les Symptômes » marquent le retour du peintre à la toile. Il présente ensuite à l'exposition "Bonjour Monsieur Manet" au centre Georges Pompidou un diptyque sur dix mètres, traversé par une ligne de peinture qui relie Lascaux et Manet. A cette occasion  la ligne apparaît pour la première fois dans l’œuvre. Elle devient, dès lors une « ligne indéfinie » qui  matérialise le déroulement de la peinture de ses origines les plus lointaines à aujourd'hui. Suivent de grandes toiles. Par exemple « Stances » pour l'Abbaye de Fontevraud  ou « les Ex-voto » et « les Commandements » chez Maeght. Puis pour l'exposition organisée par Bernard Lamarche-Vadel : "Qu'est-ce que l'art français ?", Gasiorowski présente « Six figures inintelligibles » qu’il définit ainsi  « Cette oeuvre découle de la peinture, découle donc de Lascaux et plus particulièrement des carrés inintelligibles, sortes de damiers, première perspective, que l'on peut voir sur les voûtes de la grotte. En faisant ce tableau, je réfléchissais à la mort, à celui et ceux qui viendront après moi pour maintenir l'écho de Lascaux.. Pour celui qui viendra après ma mort, j'ai voulu offrir du courage, lui donner de l'énergie en lui signalant d'où nous venons, de l'homme de Lascaux ». 
Emporté par ce flux, il exécute, en juin 1986, pour le stand d'Adrien Maeght à la FIAC, une série de grands format : douze tableaux paysagers dans ses tonalités monochromes « où la seule ambition, le seul manque d'ambition devrais-je dire s'exprime dans le carré, cultivé amoureusement dans les règles classiques, juxtaposition ordonnée dans une construction et une mesure propres à la peinture française, au paysage français. Mais cette terre est forte d'un mouvement, d'une présence animale, d'une odeur qui la nourrit d'élans plus sauvages. A tous ceux -et ce furent parfois des amis- qui ont renvoyé de mon travail une image tragique, je dis qu'aujourd'hui je travaille très vite, sans inquiétude, sans angoisse. Je suis sur 1e fleuve de 1a peinture, et tout ce que je touche est emporté par ce courant. Désormais j'attends que la terre donne et que poussent les choses que j'ai semées ». L’artiste meurt quelques semaines plus tard et Adrien Maeglt écrit «  Le 19 août Gasiorowski qui m'a quitté, et ce n'était pas une facétie ce jour là. J'ai perdu un frère, un complice, et le monde de l'art, un de ses plus grands peintres ».
 Gasiorowski reste cependant le pestiféré au jus merdeux. Il a pourtant ouvert bien des portes et cru jusque dans son iconoclastie et plus qu’un autre à la peinture comme sacerdoce. Sans cesse il a changé formats, figurations, techniques, agencements pour créer un périple pictural qui est devenu l’épreuve initiatique par excellence. Epreuve paradoxale d’ailleurs qui passe d’abord par un effacement de la peinture puis, plus tard,  par un "reniement" puisqu'il refuse de signer et invente toute une fiction. Mais ce n’était là que reculer pour mieux sauter dans la peinture afin de ne pas diviniser seulement sa signature. L’incartade de l’Académie « Worosi-Kiga » est donc bien plus qu’une plaisanterie de potache. Elle va permettre de faire éclater le langage final et si incompris (ou incompréhensible ?) de l’artiste. Il a toujours eu la bonne idée d'aller rechercher la peinture où elle n’était pas, où elle n’était plus. C’est pourquoi Lascaux l’a obsédé : liée au ventre de la terre il y a redécouvert la réalité magique d'une culture dont il a voulu  rallumer le feu.
Sous l’iconoclastie se cache un hymne à la joie, à l'extase métaphysique mais aussi quasiment physique d’une liberté reconquise. Elle convie  jusqu’à la merde considérée comme vecteur de pureté. Par elle il s’agit comme pour Artaud : « non  pas d'entrer mais de sortir des choses ».  Grâce à elle il se remet à chanter, par delà la douleur, et ouvre à un appel inoubliable. Il touche à ce que Deleuze nomme « la perception de la perception » et à ce que, selon Eric Coisel, « sa vie terrestre avait  jusque là refusé de réaliser ». Par la merde Gasiorowski se dégagea de son propre asservissement charnel. Et une fois chose faite la « matrice est remise à sa place », elle est lavée - de tout soupçon . Peut s’ouvrir l’œuvre dernière et  son théâtre généralisé. « La merde qui fut mon corps est devenue la matière détaché d'une image agie et vécue quelque part » écrit celui pour qui son propre corps appartient soudain à une image neuve, une image primale. Cette image qui permet à l’artiste de s'écrier : « Je suis retourné à la terre, je suis retourné à la peinture ».
Gasiorowski en oublie l’horreur de « la Guerre » il ne se sent plus pris dans les mâchoires d'un carcan. Après avoir voulu la disparition des images il demande leur résurrection. Celui qui n’a jamais cherché que la peinture l’a trouvée enfin en donnant  jour à l'espace de la transgression, à l'orée du monde, à sa recréation. Ainsi dans le jus merdeux tout finit et tout commence. La peinture devient une réalité organique : " le oukente Kaloureno Kalour Kerme Klemdi " dont parler Artaud.  Celui qui crut plus à la peinture qu’à la vie ne cesse donc de « chier » le prêt à penser  par ses métamorphoses. Il fait danser la langue picturale au moyen de jaillissements, de sortes d’explosion.  En un tel langage l’artiste peut affirmer : « je me vois naître  chaque fois que je peins ». Il n’en demande pas plus mais il n’en demande pas moins :  « Je ne désire qu'une chose, que l'on dise devant mon travail : Voilà une peinture ! »