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Lèse-Art Re-Mue

RE-MUE revue littéraire des lézards en mutation permanente.

Chaque mois, RE-MUE donne la parole à un nouvel invité

  N °9

     Editorial: Jo Hubert

 

...   BELGIQUE, MA TERRE D’ELECTION(S).

 

Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais au moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit.

Octave Mirbeau – La grève des électeurs (1888).

 

 

 

                                                                 

Si je n’ai pas choisi d’y naître (c’est d’une banalité !), j’ai tout de même choisi d’y rester. J’ai souvent préféré voyager par rencontres interposées. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup fréquenté les étrangers. C’est même par eux que j’ai commencé. J’avais treize ans. J’étais précoce, je savais déjà ce que je voulais. J’acceptais de rester dans mon petit pays mais je cherchais néanmoins à développer mon petit esprit.
Ah, en ai-je fait des rencontres ! J’ai commencé par les Slaves, les Russes plus précisément… Ils ont toujours exercé sur moi une fascination irrésistible. Je n’avais qu’à tendre la main, ils accouraient, se laissaient prendre, s’effeuillaient, se livraient… à mes yeux curieux.
Sur les rayons de la bibliothèque paroissiale vivaient, en très bons rapports de voisinage, Anna Karénine et la Fille du Capitaine, Maxime Gorki et Raskolnikov et, parmi les volumes poussiéreux, végétaient quelques âmes mortes… Ces volumes contenaient des mots aux consonances savoureuses dont je me délectais : télègue, samovar, moujik, verste, et bien d’autres…
Le dimanche, on me remorquait de force jusqu’à l’église pour y écouter la grand’messe en latin. Là aussi, des mots que les gens écoutaient et psalmodiaient sans les comprendre. Je me souviens d’un chant qui commençait par « Tantum ergo ». Déjà, ça me faisait penser à « tango ». Je chantais avec les autres, ça avait de la gueule : des mots somptueux se bousculaient dans ma gorge : « sacramentum », « veneremur cernui » (qui était ce cher Louis ?), « jubilatio ». D’autres, par contre, faisaient de malsains gargouillis d’entrailles comme « ab utroque »…  Plus tard,  j’ai appris le latin et là, grosse déception : ces mots sacrés qui enchantaient ma jeunesse, ça ne voulait rien dire ! Du vent…
Vis-à-vis de la langue de bois des politiciens, j’éprouve le même sentiment de désolation. Leurs phrases ronflantes, rassurantes et pleines de promesses, une fois traduites en un langage accessible, ne veulent plus rien dire. Rien du tout.

J’avais treize ans et, dans les rues, les grévistes jetaient des pavés, semaient des clous à quatre pointes pour crever les pneus des véhicules de la police et de l’armée. C’était l’hiver de 1960. Après la rentrée des vacances de Noël, je n’ai pas pu éviter, sous les fenêtres de mon école liégeoise, d’entendre les cris de révolte et de colère de ceux qui allaient saccager la gare des Guillemins, bravant les troupes envoyées en renfort.  J’ai refermé mes livres, mis de côté mes beaux étrangers et j’ai regardé, j’ai tenté de comprendre. Dans ma famille, on condamnait sans appel ceux qui « faisaient du grabuge » mais on n’expliquait rien. J’appris par les journaux qu’une loi avait été votée, porteuse de mesures d’austérité. La Belgique venait de perdre sa colonie et ses charbonnages fermaient. Je n’y comprenais pas grand-chose mais, d’instinct, je sentais qu’elles disaient vrai, ces pancartes brandies proclamant que la « Loi unique », initiée par le gouvernement de droite, était une « loi inique »  et que les principales victimes en seraient les salariés. Les affrontements avec la gendarmerie en firent quatre, de victimes. Puis tout rentra « dans l’ordre », celui des maîtres, bien entendu. On recommença à bêler, à ronronner.

Ce fut mon premier contact – brutal – avec les réalités de la vie politique belge. Ma catholique famille écoutait à la radio le cardinal Van Roey, primat de Belgique, dénoncer les grèves « désordonnées et déraisonnables » et inciter les travailleurs « à se remettre au travail sans plus tarder ». Je n’y comprenais toujours pas grand-chose mais mes doutes se multipliaient : je perdais la foi en « le roi, la loi, la liberté », en ce qu’on appelait la démocratie, On ne dira pas, pourtant, que je n’ai pas essayé. Citoyenne docile, j’ai longtemps cru que ma voix était utile, voire indispensable pour faire changer les choses, avant de réaliser que – quel que soit mon choix – elle ne ferait que s’ajouter aux bêlements du chœur des croyants, de ceux qui restent convaincus que des élections peuvent changer la donne face aux requins spéculateurs, aux traders, aux actionnaires voraces et aux multinationales anonymes. 

« Donnez-nous votre voix », cajolent les politiciens de tout bord. Ils ne mentent pas : notre voix, nos zélés élus cherchent à nous l’ôter, pour nous réduire au silence, qu’on la ferme une bonne fois pour toutes, pour mieux nous exploiter, manipuler, berner (mon enfant…), sans que nous pipions mot. Une fois que vous l’aurez donnée, votre voix, qu’elle  reposera au fond de l’urne (funéraire), ceux à qui vous l’aurez donnée s’en serviront à leurs propres fins (qui, incidemment, sera aussi la vôtre).

 

Mais.
La voix des poètes n’est pas à vendre. Elle ne se pliera jamais aux tractations de bas niveau. Elle continuera de résonner haut et fort, elle échappera aux lois du marché, aux manœuvres mercantiles, aux diktats de l’ultralibéralisme et autres dictatures qui cachent moins bien leur vraie nature.

La Belgique est ma terre d’élection(s), car la poésie ne connaît pas de frontières, pas d’espace Schengen, pas de zone euro. Elle est ici aussi bien qu’ailleurs.

Les poètes sont parmi vous. Dressez l’oreille, ouvrez les yeux. Des mots libres sont lâchés nuit et jour, ils courent les rues, battent la campagne (qui n’a rien d’électoral), ils se faufilent entre vos draps, sous l’oreiller, dans votre mémoire, entêtants comme une chanson.  Ils naissent, trébuchent, renaissent et remuent. Ils vous font pleurer ou rire, vous révoltent, vous étreignent le cœur, vous font changer. Ils ont un sens. Ne restez pas de pierre, faites-les circuler.

Jo Hubert.