----->

Menu  Cliquez-ici-menu de la revue-                                                                                                 

Lèse-Art Re-Mue

RE-MUE revue littéraire des lézards en mutation permanente.

Chaque mois, RE-MUE donne la parole à un nouvel invité

  N °7

Deux articles de Jean-Paul Gavard-Perret

 

« Artaud le frère »


« Robert Pinget :  Roman-Théâtre »

 

 

ARTAUD LE FRERE

 

Poing se poussant bien au fond dans le vagin, s’y lovant comme un chien qui tremble et qui après avoir enterré son os se met en rond dans sa niche. Poinçon sale et incertain en tant que secrétaire, graveur, mariant le ciel et l’enfer dans le bistre, le tout repoussé à la main : le vagin, les reins, l’harmonie. Arômes et ouvertures. Sade et un certain Artaud : je ne serai l’esclave de celui d’un autre homme au tourniquet du vice glousseur. Douceur d’ombre, d’encre et de talc. Le grain profite de la matité des corps et des visages qui au crépuscule se dilue ou s’épaissit. Les images des femmes flottent sans souvenirs précis dans le nu et l’ému du premier regard. . Elles violettent toujours avec le même âge agitées à l’idée improbable que les temps diffèrent de l’une à l’autre. Corbeaux noirs dans le ciel de Van Gogh. Murs jadis étincelants de Giotto. Fonds de Van Eyck. Et de petits Brouwer. Tendre route. Verre trouble. Violettes incertaines et démarche effacée. Sexes fleurs des marais. Impondérable sommeil. Noirs lambeaux qui flottent. Baudelaire n’est pas loin. Son haleine de morphine et les draps linceul d’un hôtel belge nébuleux d’hiers et parfois de demains. Force perdue entre deux portes :  Douleur n'est que berceuse. Le corps a capoté. Le corps, enfin le truc, le petit Jésus comme l'autre disait, la première, la  catholique romaine.  Alors vous pensez.  Imaginez le reste sans que  raison s'en mêle. Mais abréger le pipeau, juste répéter les formules, ressasser les sornettes afin que les autres  puissent dire encore : "il a de la bouteille". Mais ne pourront jamais dire combien. Alors pas à chercher plus loin, plus à trouver de bouc émissaire. Le monde est plus une ivresse qu’une représentation. Cependant il n'y a pas de cuite exceptionnelle. Il n'y a pas de cuite du siècle. On finit toujours par boire avec dégoût, par superstition, être ignoré et fui comme la peste. Le Gin ne relie pas, pas plus qu'il ne conserve. Mais cesser de boire ne soulagerait pas la colère. C’est donc un mal nécessaire. Une fois débarrassée de moi, ma femme reprendra une vie entière. Personne ne connaîtra, comme moi son mérite même si je la dégoûte. Mais je ne changerai pas. J'écris encore un peu. Parfois quelques pas en forêt. Rochers, ruisseaux, fougères. Sentir venir à petits pas la fin. Avant de s'endormir boire le bleu du ciel mais à ce point qu'il n'en reste plus rien. Justes quelques éléphants qui le traversent.  Nul ne pourra dire combien. Douleur n'est que berceuse. Il n’y a plus de plainte.  D’Artaud   je ne me souviens que de sa vieillesse prématurée. Je l’ai imaginé mille fois  rentrant chez lui par la rue Émile-Richard. Je ne garde que ses mots brûlants de haine adressé aux chiens de garde. Comme moi il a fini par s'y faire et s’est  enfoncé lentement.

 

Jean-Paul Gavard-Perret.

 

 

ROBERT PINGET :  ROMAN-THEATRE

 

Robert Pinget, "Mahu reparle", Editions des Cendres, Paris, 46 pages, 9 Euros.

 

Fidèles à leur goût de l'inattendu et pour fêter leur quart de siècle d'existence les Editions des Cendres font mieux que surprendre par la publication d'un inédit des années 60 de l'auteur de "La Manivelle" et de "Taches d'encre". Une voix narratrice polymorphe écrit, plusieurs personnages (qu'on retrouvera par la suite dans l'oeuvre) sont déjà là " pour commencer ". Les objets, visages, souvenirs, lieux peuplent l'émission de ce "je" énigmatique qui parle d'une voix de la non-personne, d’un texte sans sujet-origine. La pluralité de ce texte détermine l’arène vide d’une voix morte illimitée. L’objet de la fiction produit une image de l’homme qui parle. Mais aussi de la parole elle-même. Ecrite dans une oralisation paradoxale elle construit l’univers de représentation du texte.
Robert Pinget appartient à ces écrivains qui affectionnent " les scènes de la scène ", promue du coup objet d’écriture. Mais cette scène, celle de « Mahu », ne fonde rien. Ni le statut de la fiction ni la source énonciative. Sa fonction consiste même à détruire ce pour quoi la scène est faite : l’instauration d’une origine et d’une intention. Elle ne génère rien si ce n’est de « l’incompréhensible ».  Qui raconte et raconte quoi ? Mahu : est-il énonciateur ou objet de la narration ?  La conjonction elle seule est un défi à la loi du genre.  C’est que, justement,  les personnages - ou les locuteurs -  de Pinget ont  mauvais genre. Quelles que soient par ailleurs leurs distinctions d’âge et de sexe : ils sont plus des que personnes des objets sinon fous mais du moins d'un genre détraqué,  raté, flou et « border-line ».  Servantes moitié bigotes,  moitié folles, retraités,  vieux maîtres qui perdent la tête et tentent tant bien que mal de reconstituer, filiations jamais directes mais plus ou moins intéressées se confondent à la fiction qui elle-même prend des tours aphoristiques et se voit parfois grevée de citations latines empruntées aux vieux poètes et aux mystiques.

Chez Pinget le genre romanesque - comme ce texte exhumé le prouve - est celui  de la marge et du marginal. Du coup l’auteur ne se contente pas de s’inscrire dans une tradition romanesque parfaitement attestée : il fait monter d’un cran la contestation dans la fiction qui affolée et  rendue " idiote ", cesse de constituer un univers achevé de représentation. L'éclatement de la logique de la fiction introduit à ce qui - à la suite de Derrida -  il faut appeler la " folie du genre ".  Car chez Pinget c'est la parole même plus que le réel qui devient l’objet de la représentation.

Ce texte inédit comme tous les textes de l'auteur est à appréhender comme spectacle d’un langage et d’une voix. Et le roman ne se distingue pas, sur ce plan, du théâtre surtout lorsque ce dernier présente le monologue d’un homme seul. C’est le cas par exemple dans  « Mahu reparle » où tout est composé de « speech acts », de « performances » et d’exercices logiques, dans « Quelqu’un »  qui est le grand roman discursif de Pinget, ou encore dans « L’Apocryphe » et « L’Ennemi », où le personnage du scripteur remplace celui du narrateur, et dont les notes jusque là marginales envahissent le texte. Et ce texte inédit relève moins d’une rupture générique que de la réduction du roman à des notes  scénarisées et commentées par une forme de voix narratrice.

Quant au rapport du roman au mode dramatique, il est essentiel et touche à la structure même du langage de l’auteur. Dans ce texte en particulier il  n’est pas d’énonciation qui ne soit ici une co-énonciation. Il n’est pas non plus de personnage qui n’ait son double avec lequel il forme un couple aimant ou haineux. Preuve que l'auteur n’écrit pas par plaisir mais seulement pour inventer du monde autour de lui et qui l’écouterait comme on écoute son Mahu.  Tous les romans de Pinget représentant donc des discours adressés à un " tu " présent ou absent depuis les romans les plus anciens, les grands textes-machines de la rumeur collective  dont celui-ci fait encore partie jusqu’aux romans où la fiction naît de la confrontation des scripteurs et des lecteurs et dans lesquels l’écriture elle-même est ce partage d’une main qui écrit et d’une autre qui écoute et qui corrige, biffe, reprend et recompose : un " dialogue intérieur ".

Les genres littéraires chez Pinget loin de dicter la matière et la disposition du discours ne sont donc que très secondaires par rapport aux modes qu’ils combinent et par lesquels s’actualise une parole, élément générique de la représentation : une parole qui cherche son objet et interroge son existence et qui cherchant, raconte ou fabule et qui racontant ou se racontant, cherche à établir ou établit un contact pour venir à bout d’un silence qui serait pur néant. Au principe de la co-existence de la forme et du contenu, il faut ajouter celui de l’inachèvement réciproque de la forme dans le contenu et du contenu dans la forme offrant la possibilité d’un reste qui se donne lui aussi comme scène puis histoire inachevable.

Chez Pinget la question du genre littéraire n’est donc pas une question formelle. Ou plutôt  elle l’est  parce que les formes elles-mêmes n’existent qu'en leur bordure, leur extériorité. Pinget comme le prouve ce texte a donc engagé une aventure passionnelle des plus obsédantes, au point de déformer sa vision et de produire chez lui des imaginations proches du délire. L’art de Pinget repose sur la mécanique de l’inconscient et sur une expérimentation des limites du langage et de la littérature comme résistance au discours social. " J’écris pour me parcourir ", disait Michaux, et Pinget lui répond pour définir le monde de ses livres : " c’est un monde subjectif, intérieur, désorganisé, balbutiant, émerveillé ou bouleversé, tout nourri de l’autre bien entendu puisqu’il est vivant, mais jamais terminé, un monde en mouvement, en devenir, le mien" . Il donne ainsi, comme Michaux, à la fiction le pouvoir d’arpenter le territoire intérieur.

Et si les romans de Pinget ne se donnent pas " comme des récits ", c’est d’une part que la narration ne s’achève pas dans un énoncé, d’autre part qu’elle est sans objet autre que son exploration. La critique du récit opère comme expérience et expérimentation de la narration. Et si le récit pour Pinget comme pour Barthes est un acte de sociabilité qui institue la Littérature, ses adjuvants pour le second changent.  Il y a bien des bémols à mettre entre la conception des deux auteurs. " Si on savait comme je suis, déclare le narrateur du « Renard et la boussole », on ne me dirait pas : " Racontez tout simplement l’histoire qui nous intéresse pourquoi compliquer ". Mais Pinget a toujours "le cœur  gros de commencements toujours ratés" c'est pourquoi il ne peut écrire de "vrais" (sic) romans. N'ayant pas plus le sens de l'avenir il a décidé comme dans cet inédit la naissance d’un objet hybride qui s’achève  comme il commence : sur une série proliférante de naissances possibles.

Ce qui est désigné chez Pinget par le nom de fiction se rapporte moins à un genre qu’à l’opération d’"impossibilisation" du récit. Car en apparence - et Pinget tient à cette apparence, elle est le ressort de son art de mystification et donc de résistance aux sens établis. Les romans de l'auteur sont des récits impossibles : quête et enquête en disposent la matière. Mais là où l’on croit identifier l’objet du texte, celui-ci se déplace, et ce que l’on prend pour un récit au drame inexpliqué  ne laisse plus lire que l’affolement de la fonction fabulatrice. Ce n’est d’ailleurs pas neuf. Sterne et Diderot déjà nous avaient habitués à ce procédé.  Pinget, comme eux mais pour une autre stratégie, fait de la fiction une expérience de l’hypothèse. Il  définit même la fonction fabulatrice comme l’hypothèse infinie, où celle-ci devient la forme narrative de l’impossible littéraire.

Dans ces conditions le roman devient une résistance au récit,  au savoir, à l’imaginaire et au langage  puisque sur tous ces plans plus rien ne fonctionne « bien ». Le discours romanesque devient un discours  a minima et " pluri-vocal ".  S’engage entre les différents locuteurs et témoins de la fiction ce que l’on appelle parfois  « la bataille des récits ». C’est pourquoi le langage fait objet de la représentation romanesque : il est  séparé de ce qu’il a à dire, un langage à la fois sûr et trop peu sûr de lui. Les personnages sont en conséquence ces billets que l’on froisse, que l’on cherche, que l’on essaie de déchiffrer. Leur voix écrite se trace sur l’ardoise qui s’efface  avant que s'y récrivent des centaines de versions d’une même histoire . C’est une version du murmure anonyme d’une immense rumeur publique parcourant toute l’œuvre, les cancans, les on-dit, les ragots. Car dès ce « Mahu reparle », l’énonciateur n’est déjà plus propriétaire de son discours. On lui a déjà raconté l’histoire qu’il doit à son tour narrer mais à laquelle il ne comprend  rien. Quoi de plus jouissif pour un réel lecteur !


Jean-Paul GAVARD-PERRET.

 

1             1
Robert Pinget

 

 

 

 

a