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Lèse-Art Re-Mue

RE-MUE revue littéraire des lézards en mutation permanente.

Chaque mois, RE-MUE donne la parole à un nouvel invité

  N °5

 

Jo Hubert

 

 

     
 
 

 

LA MODE EST A LA MUSELIERE.


Il existe mille et un moyens de faire taire les gens, le plus radical étant de leur couper la tête. Cette méthode n’étant plus guère pratiquée dans nos régions, le pouvoir en place a dû se rabattre sur des substituts. Il lui arrive de recourir à l’intimidation et à la torture (uniquement dans des circonstances exceptionnelles, légitimées essentiellement par la soi-disant « lutte contre le terrorisme ») mais elles ne sont pas – encore - monnaie courante. La censure, quant à elle, n’est officiellement plus en vigueur.
La tendance serait plutôt à noyer le poisson, c’est-à-dire à créer un tel brouhaha que nul ne parvient plus à se faire entendre. Le monde des réseaux sociaux virtuels, sur internet, est passé maître en la matière. La plupart des membres n’échangent que des banalités, quand ce ne sont pas des « cadeaux » fournis par des applications dont le seul but est de s’emparer de vos données personnelles. Le charivari est tel qu’il étouffe sans problèmes les voix les plus subversives.
Dans la vie non-virtuelle, c’est-à-dire réelle, le plus sûr moyen d’empêcher le peuple de s’exprimer sur des sujets sensibles est de lui passer la muselière. Vous m’objecterez qu’une muselière, tout de même, ça se remarque et qu’en dehors des paranos qui portent des masques pour se protéger des émanations de CO2 ou des miasmes de la grippe H1N1, on ne rencontre guère de concitoyens muselés. Détrompez-vous. Quand la mode est à la muselière, on en arrive à oublier qu’on la porte et les autres ne la voient pas non plus.
D’ailleurs, de nos jours, « passer la muselière » équivaut à « couper la langue ». Vous vous récriez : couper la langue ? Et de vérifier : elle est bien là, votre langue, reposant sous la voûte du palais, dans l’enclos dentifricé de vos blanches quenottes ! 
Votre langue, vous vous en servez tous les jours, toutes papilles dehors, pour déguster vos mets favoris et, peut-être, pour vous livrer à d’autres jeux moins innocents mais tout aussi succulents. Alors, à qui donc a-t-on coupé la langue ?
En français, lieu où se cultive l’équivoque, un même vocable désigne à la fois l’organe et l’un de ses usages les plus courants ; la parole.  C’est à ce niveau-là que des coupes sombres sont pratiquées. De même qu’il existe des espèces végétales et animales en voie de disparition, il existe des dialectes et des langues en danger de s’éteindre faute d’être pratiquées. Ce n’est pas le cas de la langue française et encore moins des langues dominantes mondiales, comme l’anglais ou l’espagnol.
Par contre, on constate chez nous un appauvrissement progressif de la langue et il n’est pas seulement dû à l’anglicisation qui gagne chaque jour du terrain. Notre vocabulaire se réduit comme peau de chagrin, entre autres sous l’influence des médias, dans le souci sans doute de ne pas trop fatiguer les cerveaux afin de les maintenir perméables aux annonces publicitaires. Or, qui possède les médias ? A qui profite le crime ?
La langue est un instrument de pouvoir, et quand on perd la maîtrise de sa langue, on se voit forcé d’accepter la soumission. Comment se rebeller, comment s’insurger contre le pouvoir si on ne possède plus les mots pour le faire ? Souvenons-nous de l’instauration de la novlangue dans le roman « 1984 » de George Orwell. Peu à peu sont supprimés du langage les mots qui servent à exprimer une opinion. Ne subsistent que ceux qui sont approuvés par le « Ministère de la Vérité », les mots « politiquement corrects » comme nous les définirions actuellement.
Ce qui se passe dans notre société, aujourd’hui, est un mal plus pernicieux. Le démantèlement du langage se fait par l’intermédiaire d’instruments à première vue très anodins. Prenons les dialogues des films d’action américains, par exemple : ils se limitent bien souvent à quelques gros mots (toujours les mêmes, ce qui leur ôte toute leur virulence, les aseptise en quelque sorte ) : « fucking », « asshole » ou, dans les versions françaises « pûûûû…tain ! », « enculé », « pétasse ». Ces quelques phonèmes de base correspondent grosso modo aux onomatopées qu’utilisent les animaux pour communiquer entre eux.
Est-ce suffisant pour exprimer une critique argumentée du système ?
Où aller chercher les mots qui nous manquent désormais ? Piégés par notre civilisation de l’image passivement subie, nous ne lisons plus. Un article de plus d’une demi page dans un magazine paraît indigeste : on n’a tout simplement pas le temps de le lire, cela devient une corvée. Après une journée de travail, passée à utiliser des termes techniques bien spécifiques, on s’installe devant l’écran de télé pour ingurgiter le langage hypersimplifié d’un reportage sportif, d’une « téléréalité » ou d’un jeu télévisé. Ou alors, on tchatte machinalement, réduisant la communication à son niveau le plus minimaliste. Tout le système nous encourage à cette paresse mentale en ce qui concerne le langage.
Est-ce simplement une conséquence – une de plus – de la logique consumériste dominante, qui voit dans la pensée unique un moyen efficace de vendre à tous les mêmes produits ? Ou s’agit-il d’une manipulation délibérée pour nous réduire au silence ? Le silence des agneaux, ou plutôt celui des moutons que l’on mène à l’abattoir ?
Le déni d’accès à la pleine jouissance de la langue maternelle n’a pas pour but de s’opposer à l’inceste mais bien de nous priver d’un outil puissant pour revendiquer l’exercice de nos droits.
Le moyen de s’opposer à cette castration linguistique ? Jouons avec notre langue, seuls ou en groupe, n’ayons pas peur de nous en servir, d’y mordre à pleines dents, d’en détourner le sens, de savourer chaque mot et, quand nous n’en trouvons pas d’adéquats, d’en inventer d’autres… Pratiquons joyeusement l’oxymore et autres figures de style, même si nous n’en connaissons pas les noms !
Notre langue se pliera bien volontiers à tous nos caprices et, de plus, fera preuve de reconnaissance en nous gratifiant de ses plus beaux sourires.

Jo(siane) Hubert.
Janvier 2010.

 

 

 
     

 

Collage de Robert Varlez