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N °5 |
LE CINEMA ABSTRAIT OU LE « DRAME CHROMATIQUE » Un article de Jean-Paul Gavard-Perret
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Il n’a pas fallu longtemps au cinéma pour clore une page de son histoire. Une page essentielle car plastique au plus haut point. A savoir le cinéma abstrait. Dès 1923 (en gros) tout fut dit, montré, plié. Un tel cinéma fut pourtant non seulement le fondement du pur « filmique » dont parlera Barthes mais du pur langage. L’abstraction devint opposable à tout processus de manipulation réaliste. C’est pourquoi d’ailleurs il fut largement accueilli par une fin de non recevoir. Beaucoup le refusèrent (parmi les Surréalistes eux-mêmes et Breton en premier) parce qu’il n’y aurait pas dans de telles propositions un rapport au monde avec l’existant ? Les surréalistes n’ont pas compris la dimension panique d’un tel art. Ils ont zappé l’émancipation qui communiquait avec un monde ouvert à travers des sensations et des percepts que n’offusque pas encore la perception objectivante des grilles de lecture admise. Le surréalisme reste à ce titre une organisation traditionnelle par rapport aux ruptures abstractives du cinéma dadaïste mais aussi futuriste. Et ce même si Breton récupéra la mise de ses prédécesseurs ! Hans Richter, Viking Eggeling, Fernand Léger, Man Ray et à un degré moindre le premier René Clair furent les maîtres de ce qu’on appela le « Dada cinéma » mais qu’on peut tous autant nommer le cinéma abstrait. Après ce mouvement il y eut et il y a quelques tentatives ou amorces (réanimées par un cinéma d’animation expérimental et un pan de l’art vidéo) pour le prolonger. Mais de fait le cinéma abstrait post-dadaïste ne fera et ne fait jusqu’ aujourd’hui que reprendre les aventures lyrico-cubistes d’un Hans Richter (« Rhythmus 21 » - 1921), les désorganisation géométriques de Viking Eggeling (« Symphonie diagonale » - 1923), les glissements de la figuration à la pure plasticité des lignes ou des couleurs du « Emak Bakta » (1926) de Man Ray. Toute tentative abstraite qui suit le dadaïsme n’est donc qu’une régression. Toutefois il ne faut surtout pas oublier ceux qui en quelque sorte les précurseurs au cinéma de l’abstraction : les futuristes. Arnaldo Ginna et Bruno Corra (plus connus sous le non de Arnaldo et Bruno Ginanni-Corradini) font figure sur ce plan de pionniers. En 1910 les deux frères élaborent un essai théorique qui pose les bases d’un art abstrait. Et dès 1910 ils réalisent sept courts-métrages. En 1916 Ginna crée un autre film « Vie futuriste ». Le passage du cinéma futuriste au cinéma dadaïste se fait tout naturellement. Et sur ce plan les deux écoles se recoupent. On peut même dire qu’elles ne font qu’une. Tout Richter est déjà chez les Ginanni-Corradini. « Thais » (1916) de A. G. Bragalia ou plus tard le « Vitesse » de Cordero, Martina et Oriani recoupent le cinéma dadaïste des « reflets de lumière et de vitesse » de René Clair, du « Ballet mécanique » de Léger ou encore de « La marche des machines » de Deslaw. Dès 1919 Ginna et Corra évoquent déjà un nouveau genre ou un nouvel art. Ils le nomment « Drame Chromatique ». Les deux auteurs le définissent ainsi : « traduction en couleurs d’un système de passions concrétisées dans un système d’images ». Et de préciser « cette forme d’art n’existe pas mais nous le verrons bientôt naître pour scandaliser les vieux d’esprit ». Mettant au point toute une série de pellicules transformées afin (déjà) de proposer de premiers films en couleurs, les Italiens créèrent leurs premières tentatives dans lesquelles toutefois la figuration (certes très altérée) a encore son mot à dire. C’est seulement en 1916 que le cinéma ose se dégager de toute référence figurale. Il s’agit pour les futuristes de créer « une école de joie, de vitesse, de force, de témérité » (in "Manifeste de la cinématographie futuriste"). Certes les futuristes restent enclins à une vue du réel : « armées, équipes, avions, foules, villes : l’univers sera notre vocabulaire ». Mais face à cette héroïsation du monde les dadaïstes opposent un cursus totalement abstrait mais qui reprend les principes de simultanéité, de compénétrations, qui lance le film futuriste lui-même dans un monde qui devient totalement abstrait à travers ces procédés. Aux objets ou aux choses représentées succède dès la petite majorité du cinématographe un art qui reconstruit le monde selon des stratégies qui sortent de l’effet de miroir. Rythmes et mouvements de pures formes géométriques créent un univers abstrait qui ne sera plus jamais égalé car au mieux repris et déclinés. A sa manière le cinéma dadaïste fait fonction d’objet Duchamp : ceux qui parieront sur l’abstraction ne feront que jouer sur des variations des transformateurs dada. Ils se contentent de reprendre, en améliorant (à peine) leurs techniques de l’époque par des techniques nouvelles, les invariants dadaïstes. Une ouverture complète du cinéma à son propre langage a donc eu lieu. La figuration réelle bascule dans l’abstraction. Le film s’ouvre à un traitement « kandeskien » de l’image. La forme crée une sensation qui rapproche le cinéma du « plus abstrait des arts » (Schopenhauer) : la musique. Le cinéma anti-descriptif devient l’art le plus critique. Dada et le futurisme par le cinéma ont inventé le transpassabilité du sentir sans aucune référence à l’objet (humain ou autre) et en dehors de toute représentation gnostique. Ce cinéma fit de l’épreuve du réel une signifiance insignifiable. Il crée une suite d’ouvertures d’une signifiance générale à travers une impression originaire, irréfutable et qui ne se justifie plus par des références au réel comme au réalisme. Dada et le Futurisme ont rejoint ce que Holderlin demandait à l’art : « la pure sensation encore irréfléchie où le monde s’outrepasse lui-même dans une forme immatérielle ». Le film dadaïste comme le film futuriste deviennent des courses (sprint, fond, demi-fond) qui ne traversent plus des paysages mais le lieu du lieu, le temps du temps. Existe là une ouverture inaugurale de l’homme dans un milieu qui ne comporte plus de barrières : il est ouvert et perdu. Cette radicalité du cinéma a été bien sûr occultée. Arracher le cinéma à son référent revenait à l’éloigner de la formidable usine à rêve dont il fut le vecteur et sur lequel il fonda sa richesse sonnante et trébuchante. Pour s’enrichir le cinéma feignit de marcher à travers le monde. Les dadaïstes et les futuristes avaient pour lui d’autres ambitions : l’articuler à travers son seul langage. Le cinéma officiel feignit de montrer comme on vit et refusa de vivre comme on montre. Il n’empêche. Avec l’abstraction, le ver était dans le fruit. Tout le procès de la représentation reste en germe dans ce cinéma abstrait d’un autre temps mais qui nous ramène chaque jour un peu plus près du nôtre. Preuve s’il en était besoin que le cinéma n’est pas un dehors mais un dedans. Il signifie la présence d’une langue à l’état naissant faite d’une suite d’instants prêts à renaître et faire bifurquer le cinéma comme l’art vidéo sur d’autres voies que celle de Cameron. Ils faut en effet un certain culot ou une myopie crasse pour prendre son « Avatars » comme le cinéma du futur. En appeler à un cinéma différent oblige de quitter les studios d’Hollywood pour faire retour vers un autre futur... Celui de Dada et du futurisme. Là où il a surgi il y a un siècle avec une ambition plus ample que celle de ne proposer qu’un miroir déformé. Dans un processus qui va de « l’avoir au rien » (Léger) le cinéma abstrait nous a appris à nous porter sur l’ouvert. Jean-Paul Gavard-Perret.
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