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Le lave-linge
La pluie parfois arrête sa ligne de perforation du monde juste devant mon lave-linge.
Je ne sais ni pourquoi je parle de la pluie ni pourquoi du lave-linge. Peut-être le bruit sur les tuiles pour l’une et le ronronnement lointain dans la nuit d’une salle de bain pour l’autre. Peut-être un temps de chien et l’enfer de la rue d’un côté, et de l’autre, le bouillonnement et la vidange.
C’est sûr, il y a l’eau en commun. Et mon assoupissement aussi, mon endormissement, ma torpeur, ma somnolence dans la déflagration du monde.
Le lave-linge est un objet aussi bavard qu’une averse, aussi prolixe qu’un orage, aussi engloutissant qu’un vagin, aussi ingénu qu’une sphinge.
La pluie, ce soir, s’est arrêtée juste à l’orée de mon lave-linge. La terre a soif. Soif de justice et d’égalité, d’argile et de lilas, de matin tendre sous le seringa.
Laver son linge sale en famille, dit la voix populaire. Mais où est la famille ? Qui fait aujourd’hui dans le pays partie de la famille des humains de France ?
Une fois lessivé, le beau linge des beaux quartiers peut à nouveau s’étaler, se détendre, étaler strass et paillettes entre Versailles et le Seizième, entre Cannes et Neuilly sur Seine.
Ailleurs, microbes, bactéries, saletés, souillures, difformités… sont balayés, liquidés, sortis du blanc, mis au ban, exclus de l’habit…
Pourtant la corde est fragile lorsque ses conditions d’usage érodent son fil. Et un rien peut tout changer - ainsi la neige devient feu -, un grain peut enrayer l’engrenage – ainsi l’océan se fait rebelle -, un coup de vent et tremble la belle administration. Et lorsque la machinerie automatique devient désinvolte face à la souffrance, refuse de regarder ces vies qui cassent, exclut de faire tambour arrière, de céder à l’émeute de la matière, alors le lave-linge se fait karcher et le sable misère et la misère racaille.
C’est la grande lessive des rêveurs, ceux qui ne veulent pas se taire, ni se terrer honteux dans leur essoreuse à banlieue.
Yves Béal, 21 mai 2007
Paru dans l’anthologie « La poésie est dans la rue »
Edition Le temps des cerises 2008
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