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Deux articles de Jean-Paul Gavard-Perret |
N °13 |
« PRIMITIFS DU FUTUR :
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PRIMITIFS DU FUTUR :
Barbara Meazzi, Le Futurisme entre l’Italie et la France, coll. Ecriture et représentation, Editions de l’Université de Savoie, Chambéry, 218 pages, 18 Euros.
Barbara Meazzi - une des grandes spécialistes du futurisme tant en France où elle enseigne à l’Université qu’en Italie dont elle est originaire - vient de publier le livre qui manquait sur ce mouvement. Ce texte permet comprendre l’importance futurisme et montre les liens qui unissent à travers lui l’Italie et la France de l’art et de la littérature. Breton et ses sbires ont tout fait pour effacer du paysage franco-français l’apport capital du mouvement italien. Le « Pape » du surréalisme s’est efforcé d’en minimiser les apports. Ils étaient préjudiciables à son fond de commerce d’avant-garde largement récupéré sur des territoires qu’il voulut occulter pour s’en emparer. Le livre a donc le mérite de replacer le futurisme dans le jeu et le surréalisme à sa place en un parfait rééquilibrage. L’interconnexion entre l’Italie et la France est très importante. Mais souvent les Français ont bien du mal à l’accepter et à le reconnaître. Un pays par excellence centraliste et sûr de sa superbe n’aime pas (sauf lorsque l’influence est incontournable telle lors de la Renaissance) reconnaître ce qu’il doit et ce qu’il prend à l’étranger. D’autant que les Français ont souvent eu tendance à mépriser quelque peu et bien à tort la création foraine. On l’a vu avec le mépris ou l’ignorance dans lequel ils tiennent le surréalisme belge (qui est pourtant d’une force rare de Colinet à Bury, de Magritte aux Picqueray et Blavier) et l’ostracisme envers la création italienne est rémanente. On le constate encore aujourd’hui dans ces arts dits fugitifs : que seraient la mode ou le design « parisiens » sans l’apport des Italiens ? Mais revenons à notre sujet. L’un des postulats majeurs du futurisme réside sur le concept de refus de la tradition et du passé. Marinetti a toujours voulu utiliser tant en peinture qu’en littérature un nouveau langage. Souvenons-nous de sa phrase du Premier Manifeste Futuriste (publié avec des documents capitaux reprise dans le grand livre de Giovanni Lista à l’Age d’Homme en 1973 : « Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pêcheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre : Manifeste du futurisme ». Cette pétition de principe et ce refus illuminèrent en Italie comme en France tous ceux qui jugèrent vain de regarder derrière eux et refusèrent de « défoncer les vantaux mystérieux de l’Impossible » comme l’écrit encore le fondateur du futurisme. Primitif (même si Marinetti n’aime pas ce mot) du futur, le mouvement, à partir de sa fondation officielle (le 20 février 1909) n’a cessé d’innerver la création de l’époque charnière du XXème siècle : les années 10. Barbara Meazzi remet bien des pendules à l’heure. Elle montre combien ce mouvement post-symbolise se veut originel et original tant sur le plan de la littérature que de la peinture et de la musique. Le peintre Balla l’a illustré en imposant le premier décor futuriste au Teatro Costanzi de Rome, pour un spectacle de danse. Et un musicien tel que Mascagni ouvre la voie aux musiciens futuristes. Fortement imprégné de culture française ( Marinetti connaît parfaitement les œuvres de Zola, Rousseau, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Schwob, Flaubert) le Futurisme au nom du « non nova, sed nove » (rien de neuf mais des nouveautés) introduit une série de révoltes car pour ce mouvement tout n’a pas encore été dit ou écrit. Contrairement à La Bruyère, Marinetti ne pensait pas que « l’on soit trop vieux de deux mille ans »… Les innovations futuristes se multiplient dans la poésie, la peinture, le théâtre, la musique en une sorte d’ivresse de la trouvaille afin que la splendeur du monde s’enrichisse d’une beauté nouvelle, convulsive. Elle vient se porter en faux contre, dit Marinetti, « la décomposition déterminée par la lenteur, le souvenir, l’analyse, le repos et l’habitude ». Et il ajoute dans une phrase qui trouve tout son sens près de cent ans plus tard : « L’énergie humaine centuplée par la vitesse dominera le Temps et l’Espace »,. Il ne sert donc à rien de feindre d’opposer comme Barbara Meazzi le rappelle par exemple Boccioni à Delaunay. Le Futurisme hante l’air français et il faut bien admettre ce que beaucoup ont du mal à accepter : l’existence d’un futurisme français. La critique rappelle que l’orphisme inséré par Apollinaire dans le cubisme est tout proche des nouveautés futuristes. Marinetti et ses alliés infusent dans l’art français quelque chose qui n’est plus de l’ordre du souvenir ou de l’évocation angoissée d’un objet perdu (bonheur, amour, paysage). Ils écartent tout ce qui est de l’ordre de la nostalgie, du statisme, de la douleur. Ils ouvrent l’art vers ce que Barbara Meazzi nomme un « art-action » mâtiné de volonté, d’optimisme, voire d’agression, de possession, de pénétration, de joie et de réalité brutale. La splendeur des géométries et des forces formelles que l’on retrouve chez tous les grands peintres futuristes alimentera largement l'art français même lorsqu'il ne réclame - pas tant s'en faut - du terme de futurisme. Barbara Meazzi souligne donc l’apport artistique et littéraire de ce mouvement dans le champ français. Cet ouvrage comble un manque, corrige une atrophie et soigne une myopie. Il offre aussi une référentialité nécessaire à qui veut donner de la littérature et de l’art des années 10 et 20 une vision plus « objective ». L’auteur remet en perspective la prétendue subversion surréaliste. Elle montre comment Breton et d’autres ont embrouillé les pistes pour en tirer profit. Elle précise fort justement qu’avec le futurisme nous pénétrons « dans une problématique bien plus intéressante que celle du Surréalisme, au sein du domaine du jamais vu surgi de l’inconscient ». Les bronzes géniaux de Mino Rosso, les compositions picturales de Enrico Prampolini ou celles de Tullio Crali , les visions d’un Osvaldo Peruzzi (et ce ne sont que quelques exemples) restent scandaleusement ignorés de ce côté des Alpes. Il serait temps de réviser (mais le verbe est peut-être dangereux…) nos certitudes et de ne pas limiter le futurisme à ce qu’il n’est pas : à savoir le bras esthétique du fascisme italien. Ajoutons sur ce point –quitte à en froisser certains – que mutis mutandi – si le Surréalisme avait été italien et le futuriste français : le premier aurait été taxé de fasciste et le second de révolutionnaire… Citons pour nous en convaincre ce que Francesco Balilla Pratella, dans son « Manifeste des musiciens futuristes » a écrit : « Dans l’opéra futuriste, l’individu et la foule ne doivent plus imiter phoniquement notre façon courante de parler, mais ils doivent chanter comme nous chantons tous, lorsque oubliant les tyrannies de l’espace et du temps, grisés par une volonté puissante d’expansion dominatrice, nous entonnons instinctivement l’essentiel et fascinant langage humain ». Cette simple citation permet d’illustrer la thèse que défend Barbara Meazzi. Son livre illustre le jeu et les enjeux des avant-gardes à une époque où ce mot avait tout son sens. Le règne d’une Beauté nouvelle qui s’est exprimée dans le futurisme doit retrouver sa place et sortir de la quasi-clandestinité dans laquelle pendant des décennies il est resté chez nous confiné. Grâce à lui ne retrouvons-nous pas la question post moderne centrale : celle de l’imaginaire contre l’image ? Jean-Paul Gavard-Perret.
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VALIE EXPORT CINEASTE DU FEMININ ET PRIMITIVE DU FUTUR
Née en 1940 c’est en 1967 qu’elle décide de s'approprier – en le transformant – le nom d'une marque de cigarettes, Smart Export. Des clopes à forte connotation virile, au même titre que les Gauloises en France. Son nom devient très vite un logo et l’artiste crée une œuvre protéiforme, hantée par le corps, souvent conceptuelle et à forte connotation féministe et politique. Rappulons qu’elle est l'une des premières en Europe à organiser une exposition d'artistes féministes: «Magna. Feminismus: Kunst und Kreativität». Y participent des artistes comme Carolee Schneemann, Rebecca Horn, Lucy R. Lippard et Meret Oppenheim. Entre Vienne et Cologne, où elle enseigne dans le domaine du multimédia et des performances l’artiste crée une œuvre hybride faite aussi bien de retours en arrière que d’expérimentations. L'artiste procède autant par ellipses que par une sorte de néo réalisme sans que la théorie surcharge son œuvre. Tout chez elle est interrogation du sens des images par les images. « Split screen-Solipsismus » projette sur le mur le combat d'un boxeur contre lui-même (en fait, son reflet sur une feuille d'aluminium). Le film « Touch cinema » illustre sa déambulation dans les rues de Munich, Vienne et Cologne avec son buste dans une boîte. A ses côtés, Peter Weibel joue au proxénète et invite les passants à passer leur mains à travers les rideaux de la boîte et toucher les seins de l'artiste, qui reste impassible. C’est là selon Caroline Bourgeois la première œuvre interactive…Et elle n’a pas tort, loin de là. Dans “The Power of Speech”, sur plusieurs télés, des lèvres féminines – qui ne sont pas celles de la bouche – semblent articuler ce qu'une voix masculine scande: «Le pouvoir de la langue est déterminé par sa présence durable après le silence». Dans « Adjunct Dislocation » des téléviseurs reproduisent ce que filme une caméra au plafond, à savoir les stries noires verticales et diagonales qui habillent les murs (, 1973), provocant une superposition de ces stries. On s'éloigne dans ce cas d'un discours politique, tout en se rapprochant d'un domaine lui aussi exploré par l'artiste: le cinéma expérimental et des constructions spatiales qu’elle reprend avec des techniques numériques. Avec l'invention de ce qu'elle a appelé le Expanded Cinema dans les années soixante, l'Autrichienne propose des approches nouvelles du tournage et du montage pour amener à une synthèse surréaliste centrée à travers les stratégies conceptuelles autour du corps humain. De la sorte les questions d'identité, la réflexion sur l'image-mouvement, le travail dans la rue, les images conceptuelles sont formalisées de manière approfondie au sein d’une réflexion sur l'image et le temps. Et il n’est pas jusqu’à des propositions interactives pour approfondir les représentations du corps humain dans lesquels les éléments géométriques, comme la perspective et les proportions, jouent un rôle important. L’image se construit autour d’un corps et du monde qui l’environne : objets, autres corps, espace et temps. Ces « Body Configurations » prennent donc leur pleine signification dans le triple contexte où l’artiste a situé le corps : physique, social et culturel. L’artiste propose aussi une nouvelle approche du tournage dont elle « fait l’action », et du montage de séquences filmées disséquées, mises à plat, recollées, remaniées. Elle associe pour cela diverses techniques (installations, projections multiples, performances …). Elle abolit par là-même les valeurs esthétiques traditionnelles et tente d’instaurer de nouvelles formes de communication fondées non seulement sur les perceptions sonores et visuelles, mais aussi, parfois, sur des échanges tactiles - comme dans son « Touch Cinema » déjà coté où l’artiste garde un visage distant et indifférent lorsque les hommes glissent les mains dans une ouverture de la boîte, pour toucher ses seins. Valie Expert est aussi célèbre par son « Portfolio Of Doggedness ». Dans cette performance filmée et photographiée l’artiste promène son compagnon (l’artiste Peter Weibel) à quatre pattes, une laisse autour du cou, comme un chien, dans les rues de Vienne. L’artiste ébranle les comportements admis et transmis par la société. Elle fait de l’homme un animal et transforme la relation homme-femme en relation animal-être humain et maître esclave mais en renversant les genres traditionnels tout en ironisant le sadomasochisme. Pour l’artiste le système social est l’ennemi naturel de l’individu, du corps humain. En effet, la société impose au corps - médium doté de caractères singuliers et de besoins spécifiques - l’appartenance à un genre, une classe, un territoire, une tribu. Selon l’artiste, par cette « socialisation » la société déforme la conscience que chacun peut avoir de son corps et aseptise les esprits en un temps où la morale a trouvé son nouveau maître : l’économie et son bras séculier : la publicité dont l’artiste travestit les images et les noms (cf. son patronyme d’emprunt). Elle a ainsi osé affronter tous les tabous et les non dits. Dans son film « Genital Panic »Valie Export met en exergue sa vision de la société. L’artiste circule entre les spectateurs d'une salle de cinéma pornographique, le sexe à découvert, mitraillette à la main. S'inscrivant contre les représentations traditionnellement avilissantes du regard masculin désirant, elle se réapproprie ainsi le motif de la vulve. Elle le reprend d’ailleurs dans plusieurs séries en le remettant en perspective dans l'histoire de l'art et en proposant diverses versions autres pour imposer un nouvel archétype du corps de manière formelle, gestuelle et matérielle. L’artiste ne craint pas le recours à une sorte d’agression en utilisant la provocation comme outil d'un mieux voir : « en refusant d'être provocatrice je n'aurais pas pu rendre visible ce que je voulais montrer. J'avais à rentrer dans les choses pour les faire sortir » dit l’artiste. Par le féminisme radical de son art l’artiste crée un transfert d'identité, un acte d'émancipation du joug patriarcal. Se dépouillant du patronyme du père, puis du mari, elle a d’ailleurs pris sa juste mesure avec ce nom de transit et d’échange non sans quelque ironie, Export étant à l’époque la marque par excellence de cigarettes bon marché, symbole d'une virilité machiste commune. Subversive l'œuvre ne saurait toutefois être réduite à ses seuls contenus politiques et féministes. Elle reste aussi un jalon essentiel dans l’histoire cinématographique et vidéographique. Son « expanded movie » qui casse le cadre narratif du cinéma, et l'arrime à la présence physique et matérielle, du corps ou du dispositif. Ses arides dissections du visible et de l’image à travers la profondeur de champ, la vitesse d'exposition ou à travers ses effets de différé ou d'immédiateté et de boucle préfigure autant les travaux des Hilliard, Graham ou Snow que d’un cinéma à naître. Ainsi la Gorgone (l’artiste elle-même) - affichée sur les murs de Vienne, armée d'un fusil, jambes écartées dans une posture sciemment masculine, le jean échancré d'un triangle qui exhibe sans pudeur la toison pubienne - fusille toujours le regard le spectateur médusé. À la pulsion scopique se substitue d’autre version du regard et de sa prise. Allers et retours de la caméra de l’artiste, gros plans accentuent sans esthétiser des scènes coimiques ou insoutenables qu’habituellement le regard fuit par honte ou répulsion. L'œuvre souffle aussi le chaud des corps, du sexe, des fluides suppurés ou secrétés, et le froid de ses formes ascétiques, à rebours de tout expressionnisme. Valie Export montre, sans rien démontrer, et sans pathos. En émerge l'impérieuse libération du corps de la femme et de sa « langue plastique » loin de la gangue normative, morale, machiste et faite de re-pères dans laquelle la femme reste souvent enfermée. A ce titre pas étonnant qu’elle se sente proche de l'écrivain Elfriede Jelinek. Toute deux sont des « noires sœurs » porteuse d’une lumière nouvelle et nécessaire.
Jean-Paul Gavard-Perret.
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