COPINES ET PIRATES
Pierre Bourgeade et Mylène Besson, "Visages secrets", Editions Les Libraires entre Les Lignes, Paris, 90 euros, 50 pages.
Mylène Besson ne cherche pas à travers ses "visages" (ou ce qui en tient lieu...) à faire lever du fantasme. Bourgeade, lui-même séduit par l'aventure, a dû le reconnaître. On n'en demande pas plus tant, l'art manque trop souvent de morsures telles que l'artiste les propose dans ce qui pourrait être pure exhibition et qui ne l'est pas.
Le sexe de la femme et ses yeux (ouverts puis fermés) travaillent le regard et l'émotion sensorielle de l'homme : mais il ne cherche pas à se faire du bien. Le livre n'est pas fait pour les plaisirs vicaires. Il s'agit d'une forme d'auscultations. Mylène Besson ouvre les fenêtres du regard et du sexe, on est à sa frontière mais on n'ira pas plus loin.
Les femmes qui se sont livrées à cette double prise ne l'ont accepté que sous cette condition implicite :
L'une écrit :
"C'est bien parce que c'est toi
Et aussi pour Gustave…
Qui…
Courbet bien sûr".
Une autre se dit surprise et fascinée :
"Sous l'œil lumière
de l'ombre au soleil
quelle est cette fleur carnivore
inconnue de moi-même".
Face à l’homme (qui n'est plus forcément bandé comme une arbalète) les amies de Mylène Besson ne sont donc pas forcément à l'aise face à l'exhibition de la fleur de leur secret. Chaque portrait devient le lieu d'où l'on retourne comme d'avant naître. Voilà pourquoi il faut aimer les copines, les pirates de Mylène Besson en leur corps intimité aussi ouverte que fermée.
S’y découvre une corporalité variable. Les organes (oeil et sexe) doivent leur poussée à la circulation des lignes et du noir et blanc. L’artiste les solidifie et donne à étreindre le secret des formes qu’il ne s’agit plus seulement de caresser. L’art de la représentation se métamorphose en re-présentation. L’artiste met dans nos yeux une atmosphère à travers laquelle nous n'avions encore jamais regardé ou si peu, trop occupés à une autre poussée. Cette atmosphère est la gravité d’un regard attentionné. Il faut reconnaître à l’artiste la puissance de montrer sans l’exhiber la partie considérée comme la plus lourde et la plus fermée de notre identité : la chair plissée des rêves.
Robert Pinget
LES ARGENTINES : L’AMERIQUE DE PASSAGES D’ENCRE
ARGENTINES, revue Passage d’Encres n° 38-39, Romainville.
La revue Passages d’Encres qui a pourtant habitué à l’excellence offre avec son numéro 38-39 un Supremus. On sait sa directrice (Christiane Tricoit) très attachée affectivement à l’Argentine. Elle en connaît parfaitement les affres mais aussi sa culture en mouvement. Pour en donner plus qu’une simple image elle a offert la baguette de chef d’orchestre à un des grands maîtres des littératures hispaniques contemporaines : Jordi Bonells. Ensemble ils ont décidé après maintes réflexions de choisir pour illustrer le pays la vision la plus proche de ce qu’il est. Celle d’une « pluralité bâtie sur l’étendue » en mettant l’accent sur le fait que sa littérature est « construite dans la frontière entre deux monde » mais aussi « comme appel au dépassement des frontières ».
C’est pourquoi ce numéro fait l’impasse sur des figures incontournables classiques (comme celle de Arl par exemple). Paradoxalement et afin de replonger aux sources même du lieu argentin ce numéro donne à lire des auteurs encore peu connus (pour la plupart et en dépit de certaines traductions) de la vieille Europe et de la France trop souvent centrée sur elle-même. Par ce détour Bonells et Ch. Tricoit n’ont pas cherché l’exotisme. Ils montrent ce qui se passe « là-bas » pour une raison majeure « ce qui se passe là-bas est aussi ce qui se passe ici ».
Ce numéro (pluriel par excellence) en témoigne. Et l’éducation littéraire franco-française se voit soudain désenclavée de manière salutaire. Ce numéro est prodigue de l’impudeur de vie. Il ouvre la vision. Aux personnages classiques des laissés pour compte d’un Arl font place par exemple « Un héros moderne » de Maria Fasce, la Dolores Quirneim d’Anne-Kazumi Stahl, ou encore le narrateur de « La tristesse des autres » d’Alejandro Parisi et le « fusillé » d’un des grands écrivains de langue espagnole : Andrès Neuman.
Bonells et Ch. Tricoit avec le premier des trois cahiers réunis ici donnent donc à lire une littérature plurivoque marquée de joug de l’inventivité, du souffle mais aussi de la souffrance et de la distance. Le deuxième cahier est plus analytique en offrant des témoignages plus directs sur la réalité politique et sociale tandis que le troisième s’ouvre sur une vision plus impressionniste où l’œuvre graphique de Ricardo Mosner croise le café au goût amer de Serge Muscat, un café de spiritualité et de sensorialité dont l’écriture recueille les saveurs.
Comme toujours Christiane Tricoit fait la place à qui en a souvent manqué. Joignant au côté de Bonells ascétisme et désir, travail et contrôle mais aussi pulsion « amoureuse » elle ouvre un espace enfin disponible au meilleur de la littérature de l’Argentine. De ce pays ressort une « Mongolie intérieure » d’émotions cachées. Textes serpentins et serpenteaux, éclipses aventureuses créent au sein du dédale d’une littérature plantureuse des passages subreptices et importants. C’était presque une gageure. Mais Bonells comme Ch. Tricoit ont le sens d’anticiper sur ce qui restera important loin des trajets déjà reconnus et parcourus. Mais il faudra sans doute du temps et de recul pour comprendre l’importance d’un tel corpus. C’est un peu le cas de tout ce que jusqu’ici a proposé et propose Passage d’Encres.
|