Jo Hubert
Cyclope
C’est vers neuf heures quinze que chaque matin j’ouvre mon œil, mon œil unique de cyclope encyclopédique. J’ouvre mon œil et je la vois. Franchement, ce n’est pas ce que je choisirais de regarder en premier lieu le matin mais je n’ai pas le choix. Ses yeux à elle, derrière ses lunettes, sont encore à moitié fermés. Sa nuit a dû être courte, elle a encore trop baisé, puis s’est endormie dans le train. Ça lui arrive de plus en plus souvent, d’après ce qu’elle raconte à ses collègues, de s’endormir dans le train. Elle met ça sur le dos de l’âge qui avance mais moi je sais qu’il n’en est rien. A moi, elle confie ses secrets : pendant la pause de midi, elle m’écrit. Revenons à nos boutons. Après qu’elle m’a réveillé, alors que je suis encore tout alangui : clic ! première morsure de la souris. A chaque fois, ça me retourne les boyaux, ça grommelle dans mon ventre et mon œil se voile d’un premier écran de couleur. Clic clic. Deux fois, cette saleté m’a mordu ! C’est comme ça presque tous les jours. Moi, ce que je préfère, c’est l’oisiveté, l’écran de veille. Mais je veux bien travailler sous Word, car parfois elle me nourrit, dès le matin, de petits morceaux choisis qu’elle a distillés pendant sa nuit d’amour. Tous les jours elle emporte son imaginaire avec elle, dans le train, et quand tout va bien, elle m’en régale gentiment, en souriant. Par contre, quand elle m’allume distraitement, comme une pute allume son client, et qu’elle se tourne déjà vers le dossier suivant, un gros tout rond qui perd ses fichiers, alors la journée est mal commencée. Au lieu du léger chatouillis sur mes touches en éveil, je ne reçois que des coups secs de ses phalanges, quand elle ne me lacère pas la barre d’espacement de ses ongles limés. Elle est en rage. Son visage s’enlaidit, devient tout ridé, tout chiffonné. Si le téléphone sonne, elle m’envoie en plein écran un soupir excédé. Comme si j’y étais pour quelque chose ! Ou bien, on frappe à la porte et elle pousse brutalement de côté mon clavier avant de répondre « ouiiii ? » de la voix faussement mielleuse de celle qui veut qu’on lui foute la paix. Je la déteste, à ces moments-là.
Moi qui suis vieux et n’ai pas d’imprimante intégrée, on m’a muni d’une prothèse, assez sophistiquée. Mais elle a ses humeurs et est plutôt gloutonne, elle prend plusieurs feuilles de papier à la fois. Alors, il faut la voir, cette mère de famille qui pourrait même être grand-mère, il faut la voir se déchaîner : elle s’accroche des deux mains aux feuilles de papier que la machine veut dévorer, elle tire jusqu’à les déchirer, elle hurle des mots que je n’oserais jamais afficher à l’écran, un langage de corps de garde, de hussard, de tartare… J’en ai les baffles qui résonnent. Ma pauvre prothèse proteste, se défend comme elle peut mais cette gorgone finit toujours par l’emporter. Quand ça se termine tragiquement, elle tape du poing sur son bureau et elle empoigne le téléphone :
« Le remplacer » ? Comment ça ? Mais je l’aime, moi…
Jo Hubert
|
---|