« C’est dur la vie d’artiste en piste »
C’est ce qu’affirmait ma mère, mais je n’ai jamais su pourquoi elle disait ça.
Pourtant j’aurais mieux fait de l’écouter. D’abord je ne voulais pas moi « faire artiste » et puis la piste c’est bon pour les fauvistes sans doute, mais pas pour moi .Du reste, je n’ai pas le goût du risque. Je ne travaille pas sans filet et surtout pas de voix.
Toujours à pratiquer un nonne-art dans un noman’s land ou presque.
Tout va bien tant qu’on reste là cloîtrée , rivée à la matière qu’on est censée travailler, à moins que ce ne soit l’inverse.
Le temps s’écoule dans une si parfaite sérénité, on bulle dans sa bulle, do not disturb et on recommence. Laissez-moi en amour avec les formes, les couleurs ,bouts de fils et de tissus. Attelée à mon atelier.
Art-tisane.
Je suis bien, là, dans mon cocon. Pas que ça repose, mais ça ressource.
Mais voilà, il y a les autres ... ceux dont on vous dit « c’est à ton tour d’y voir » sinon d’artiste on devient autiste et pour une lettre qui change , ça vous cam- isole, forcément. Il y en en a qu’on a enfermés pour moins que ça. Arrêter de jouer à chas avec son aiguille, se piquer de faire la cultivée un peu pour pas mourir totalement ign’art.
Je suis bonne fille comme vous savez . D’ailleurs je n’avais guère eu à faire d’effort au début. Les galeries d’art et autres expositions ça m’attirait comme pour les ivrognes le bistrot du coin ou les dévotes la messe du dimanche. J’y allais mais je n’en parlais pas. C’était entre eux et moi. Qui eux ? mais bien sûr les artistes pardi, les autres . J’entrai dans leurs oeuvres parfois comme chez moi, parfois en terra totalement incognita, Les petits les grands, les bien de chez moi et les plus exotiques .Les figuratifs, les abstraits, les nouveaux, les anciens comme classement ça me convenait déjà. Simpliste, évidemment. Et comme je n’avais pas l’illusion d’avoir pour autant redécouvert l’Amérique, je me taisais. C’est toujours plus sage, quand on sait qu’on ne sait pas.
J’absorbais des yeux, du cerveau, du coeur et des tripes. Et il ne restait pas autre chose que ce courant qui me traversait et toutes ces émotions que je ressentais et sur lesquelles je n’avais pas envie de mettre de nom. Tout un album d’images vivantes, de sensations présentes.
Seulement voilà... après coup, ça faisait désordre ces tableaux,ces sculptures, ces installations je ne savais plus à qui était quoi.. Le problème, c’est quand on veut en parler pour partager ses émois avec quelque autre mordu. Ils s’y connaissent tous plus que moi. C’est pas bien difficile.
- Ma vieille, m’a-t-on dit, si tu veux passer pro, va falloir se remuer le neurone, un peu plus. Se titiller la prunelle ne suffit pas. Va voir un peu dans la cour des grands...
De fait, ceux que je connaissais le mieux et appréciais beaucoup, c’était souvent des petits des obscurs, des sans-grade. .Des moins-values de l’art coté, griffé, des sans-nom et pire des sans-famille. Des hors -livres, ,des qui ne laisseront rien que le souvenir d’avoir ennuyé pendant quelques décennies leur entourage à l’encombrer de leurs productions, toujours quêtant un avis comme un enfant de quatre ans avec son dessin : « Regarde donc ce j’ai fait. ».
Des gens qu’on traite sans égard. Pendant eux, leur déluge, après eux, le désert. Des sans-histoire.
Parce que l’art , le vrai, paraît que ça en a, une d’histoire. Et même que ça en fait des histoires...
Surtout sur le tôt du tard. Déjà le moderne, c’est ancien, le nouveau c’est bien vieux, le contemporain, c’est déjà fini, post-moderne : c’est ça qu’il faut être, à présent.
Si encore les périodes, ça coïncidait avec celles de l’Histoire, l’autre, celle de Clovis et Charlemagne ... mais non, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué...
La moderne de ce côté-là ça commence presque au Moyen-Age. Ils auraient quand même bien pu se mettre d’accord les experts . Mais bon, on ne va pas les contrarier, on en aura bien besoin comme gardiens de phare, plus tard, pour la traversée.
C’est écrit là sur le papier que les explications, que c’était fait pour « s’y retrouver dans le jargon des mouvements artistiques de l’art. ». Moi, à cet égard j’étais plus bleue qu’un tableau de Klein, alors vous pensez. Munie de cette carte au trésor, plus d’échappatoire possible. J’ai mouillé l’ancre et vogue la galerie, enfin je veux dire...la galère..
C’est bien le mot.
En voilà déjà un chapelet de chapelles, et des écoles et des mouvements . ça se découpe, ça s’oppose, ça se piétine les pinceaux.. Le pire dans tout ça c’est que dès qu’ils sont plus de deux à créer dans le même sens, ou le même non-sens, voilà qu’ils s’agglutinent et qu’ils se choisissent ou qu’on leur colle un joli nom de préférences américain ou alors un -isme.
Le -isme déjà, ça sollicite votre avis. Un -isme on est forcément pour ou contre, on est de la tribu ou pas... Un -isme ça vous jette en politique ou en religion. Il faut prendre parti, quand on n’arrive déjà pas à en prendre son parti. A moins que ça ne rende un peu philosophe, au fond.
« Refus de l’abstraction » » « refus de la figuration » « refus du réalisme « retour du réalisme » .Action , réaction . Il faut absolument non... surtout on ne doit pas les autres avant, ils n’ont rien compris il faut s’engager « -non surtout pas rester indépendant !
Et peindre comme-ci et installer comme ça. Pas deux qui soient d’accord, comme si leur fin première était de m’embêter, moi qui essayais gentiment de les suivre. Ils ne faisaient rien pour m’aider, vraiment.
Passée de l’autre côté du miroir avec les surréalistes, ayant galopé un peu sur le dadaïsme , -facile ? Essayez donc pour voir - et hue dia me voilà catapultée sur le tapis roulant du futurisme. J’ai pris un gadin sur l’art brut, et me suis écrasé le nez sur l’hyperréalisme pour voir ça au moins en détail... J’ai fini de perdre mes repères avec l’art cinétique, le tachisme me brouillait les pistes et l’op art la vue. Le spatialisme m’ a désorientée , et à tout vous dire je serais bien allée bien me reposer côté minimaliste, mais on m’a tirée par la manche pour admirer une performance, voire mettre la main à la pâte côté happening. Y’a pas pas jusqu’à Cobra qui prétendait me faire avaler des couleuvres et pas le temps de m’expliquer que le Fluxus m’entraînait vers des rivages incertains.
J’ai évité de justesse de finir en compression, mais côté body art , j’ai eu beau crier « mon corps est à moi, pas de piercing, vous dis-je...ils en voulaient à ma peau.
Mon sur-soi s’est réveillé en sursaut et là j’ai hurlé : NON !
Il faut que je vous dise, mes braves, vos-ismes sont trop étroits, c’est pas ce que je veux, ça me gêne de partout aux entournures ; ça coince, ça grince et en plus ça s’échappe dès que j’ai l’esprit tourné ailleurs. Ce n’est qu’exosquelette et armature. Je veux faire du hors-piste, hors prisme.
Donnez-moi la pleine mer, la pleine terre, la pleine lune, rendez -moi vos espaces infinis pour que je puisse m’y ébattre tout à loisir, vos mouvements me figent, vos écoles même pas buissonnières m’ennuient. Laissez-moi revenir à ma manière première, à ma matière aussi et à la vôtre. A ma façon naïve. Hagarde. Ringarde.
Je vous fuis pour mieux vous pénétrer, mon cerveau n’y peut rien, moi ce que je veux c’est vous sentir, vous humer, m’inviter à la table d’invités invisibles, d’ombres qui me frôlent, me laisser aveugler par le blanc, me fondre dans le noir, sentir les coulures des couleurs, gicler avec vos cris, me glisser lascivement dans les peaux de vos nus suggestifs. Tant pis si je m’y perds, si je vous perds aussi, ou tant mieux.
Je ne veux pas vous comprendre, à peine vous connaître et surtout pas vous étiqueter. Le contexte, c’est bien , la texture c’est mieux. Celle-là je sais la lire.. Je la touche déjà rien que des yeux.. Je ne veux que vous vivre. Passer avec vous ce petit moment que vous m’offrez avec vous. Intime.
Oublier vos courants d’art pour rester là immobile en contemplation, bougeant de l’intérieur, sans frimer , mais en frémissant, en gémissant, même si vous non plus n’ y entendrez rien. C’est chacun son tour.
Immobile et sage. Comme une image ?
Jacqueline Fischer |