Menu  Cliquez-ici-menu de la revue-                                                                                                 

Lèse-Art Re-Mue

Editorial : Jo Hubert   N °17

 

I

  

UN DINER PRESQUE PARFAIT  (*)


par Jo  Hubert, sur une idée de Lola, Nancy, Pierre et Jacqueline, assaisonnée d’un soupçon d’actualité. Jonathan a ajouté son grain de sel a posteriori.

Pâtes-jambon-fromage ? Un peu court, chère amie !
Tandis que je surveille l’horloge du coin de l’œil, j’en suis encore à me demander ce que je vais servir à mes invités de ce midi… Ce midi ? Il est déjà neuf heures trente et je suis encore derrière mon ordi à lire une info qui me chiffonne : en Vénétie, des écrivains italiens sont bannis des écoles et des bibliothèques pour avoir signé, en 2004, l’appel en faveur de Cesare Battisti.
Alors, spaghetti bolognese ?  Non, non et non, ça n’ira pas. Pas de déterritorialisation du problème, qui ne concerne  - mais pour combien de temps ? – que la Vénétie. De plus, mes invités sont des fans de l’émission « un dîner presque parfait ». Moi, je ne l’ai jamais regardée, cette émission et, de toute façon, nous sommes débranchés du câble mais il paraîtrait qu’il est bien vu de faire un effort en matière de déco et de gastro (enfin de gastronomie, les abréviations, même si elles ont la cote, ont leurs limites).  Y a pas d’avance, faut y aller, au supermarché, se procurer la bouffe pour le « dîner presque parfait ».  Oui mais. Je me connais. Avant d’acheter de la nourriture, je ferais bien de me caler solidement l’estomac, sans quoi  je vais encore me laisser tenter par toutes sortes de petites choses qui paraissent appétissantes dans les rayons mais qui ont au moins une chance sur deux de finir à la poubelle parce qu’elles s’avéreront surnuméraires. Deux tartines au Gouda plus tard, je planche encore sur ma liste. Indispensable, la liste, surtout en cas d’indécision, sans quoi je vais encore me laisser tenter (voir plus haut)…  Mais qu’est-ce que je vais leur servir, à ces gens ? Je n’aurais pas dû les inviter, je les connais à peine et nous ne devons pas avoir grand-chose en commun, s’ils s’attardent à ce genre de connerie à la télé. Je parie qu’ils ne savent même pas qui est Cesare Battisti…
Tiens, c’est qui, au fait, Cesare Battisti ?
Ce qui m’a frappée, choquée, scandalisée, c’est qu’on mette des livres à l’index sous prétexte que leurs auteurs ont signé une pétition il y a six ou sept ans.  Et, en plus, l’initiative vient de la « Ligue du Nord ». Moi, c’est le majeur que j’aurais envie de lui mettre, à la Ligue du Nord (pardonnez la trivialité. Réaction épidermique… ). Qui est Cesare Battisti ? Pas difficile, je consulte Google, Wiki,… ah, voilà ! Bon, ben, ça n’a pas l’air reluisant tout ça. Un terroriste, ancien condamné de droit commun… Ah, mais il paraîtrait que son procès a été entaché d’irrégularités ? Faudra que je lise plus loin, quand j’aurai un peu de temps.
Car les aiguilles avancent et je ne sais toujours pas ce que je vais leur servir, aux deux ploucs pour qui le monde tourne autour de la table de la salle-à-manger et du plan de travail de la cuisine. En plus du menu, faut aussi trouver des sujets de conversation. Le parcours de Cesare Battisti, sa condamnation par contumace, les livres qu’il a écrits et publiés (qui les a lus ?), son exil au Brésil, la pétition en sa faveur, la censure dont sont victime les signataires, cela pourrait mener à un débat intéressant, avec des ramifications dans plusieurs directions.  Mais – soupir – comment éviter les silences désapprobateurs, les aigreurs d’estomac et les ulcères subséquents si on aborde des sujets aussi inappropriés à un « dîner presque parfait » ?
Le « presque » devrait rassurer. Or, il inquiète. « Un dîner parfait », je n’aurais même pas l’ambition d’essayer mais « presque… ». « Presque », c’est encore pire ! Car, quelle est la portée de ce « presque » ?  Quelle distance ce « presque » recouvre-t-il entre la bouffe dégueu et le dîner parfait ? Que dit-il, ce « presque » ? A-t-il la même valeur pour tout le monde, ou du moins pour tous ceux qui suivent l’émission ?  Il paraît que sont cotés la déco de la table, l’ambiance et la qualité culinaire, bien sûr. Pfff…  Et qu’entend-on par « parfait » ?  Ne compliquons pas les choses, je m’arrêterai au « presque ».
Changer la nappe serait un must. Ça fait déjà bien un mois qu’elle pare la table de ses belles couleurs, passées comme le temps.  D’autres couleurs s’y sont depuis ajoutées : débordements de sauces, de vins, de café ou de thé. D’encres et de peintures aussi car la table de la salle-à-manger, c’est également notre champ d’expérimentations de toutes sortes. Principalement artistiques mais ce n’est pas limitatif. Voyons, qu’avons-nous encore fait sur cette table ? Les débordements sont fréquents quand on vit principalement d’amour et d’eau fraîche…
C’est un peu dommage de mettre à la lessive une nappe aussi chargée de sens, d’en gommer les traces symboliques sous prétexte de ménager la susceptibilité de deux sectaires !  Oh, tant pis, je me contenterai de recouvrir la nappe aux souillures suspectes par une autre nappe, propre, celle-là (si on excepte évidemment les taches-qui-ne-partent-pas, pour lesquelles on ne peut décemment pas être tenus pour responsables). Je commence à débarrasser. Tiens, voilà l’invitation que je cherchais depuis des jours ! L’expo d’une copine. C’est quand, ça ? Ce soir à vingt heures ? Ca va, les gêneurs  auront décampé d’ici-là ! Et c’est où, encore ? Vite, regarder sur Mappy, que je sache à quelle heure il nous faudra quitter la maison…
Merde ! Onze heures passées et je n’en suis nulle part… Même pas au « presque », bien loin de là. Faut encore passer l’aspi et la serpillière et veiller à ce que le sol soit sec avant qu’ils arrivent. Rien de plus accablant que de faire entrer ses invités dans une maison au sol encore humide. Table nette : tous les papiers sont fourrés dans les tiroirs, les médocs dans les armoires, les tasses sales dans l’évier, les miettes dissimulées sous la nappe neuve. Non, ça ne va pas, les miettes font des petites  bosses disgracieuses, donc secouer la nappe dans l’escalier de la cave, la remettre en place (rien que pour le principe), la recouvrir de l’autre nappe aux taches-qui-ne partent-pas… Sortir les belles assiettes, essayer de trouver quatre couverts assortis, les serviettes… flûte, plus de serviettes, des essuie-tout feront l’affaire (une super-mauvaise note, ça !). Des verres. A essuyer, les verres, il y a un film blanc dessus, ce sont ceux qu’on ne sort qu’aux grandes occasions.
Tiens, je me demande si, à la télé brésilienne, ils ont aussi l’équivalent du « dîner presque parfait »… Et si oui, est-ce que Cesare Battisti regarde l’émission ? Et Lula ? Je dirais non mais va-t’en savoir…
J’en suis là de mes préoccupations alimentaires quand je m’avise de l’heure. Presque midi !
La table est mise, c’est toujours ça mais il n’y a rien à manger. Il reste bien un pain au surgé et je n’ai pas terminé tout le Gouda. Il me semble me souvenir d’un paquet de mix pour gâteau au chocolat et j’ai cru apercevoir dans le frigo une bouteille de sauce brésilienne.
Le dîner est « presque » prêt ! C’est parfait !  Sauf que, vérification faite, la sauce brésilienne est périmée depuis deux mois…  De frustration, je m’assieds par terre et me mets à pleurer. Je ne serai jamais à la hauteur, jamais presque parfaite ! On sonne à la porte.
Mon mari va ouvrir.
A ce point du récit, deux événements peuvent encore me tirer d’embarras (et quel embarras !) :

  1. J’entends la voix de mon mari tonitruer : « N’enlevez pas vos manteaux, resto pour tout le monde aujourd’hui ! »
  2. Ce ne sont pas nos fâcheux qui sont sur le seuil mais Cesare Battisti et Lula. Ils se conteront bien d’une tartine au Gouda et les sujets de conversation de manqueront pas. Comme il sera sûrement question de livres, nous irons tous ensemble acheter des mille-feuilles chez le pâtissier du coin.

 

(*) Comme tout le monde le sait, en Belgique on appelle « dîner » le repas de midi.

 

Jo Hubert